Interview. Éric Marty, éditeur de Roland Barthes: «Il trouvait une sorte d’utopie au Maroc»

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Eric Marty © Hermance Triay / 2012
Eric Marty © Hermance Triay / 2012

Dans cette interview exclusive avec H24info, Éric Marty, qui fut un ami très proche de Roland Barthes, dont il est également l’éditeur des œuvres complètes et auteur de « Roland Barthes, le métier d’écrire » (Fiction & Cie, Seuil, 2006), raconte la relation si particulière qui liait l’un des plus grands critiques littéraires et sémiologues du 20e siècle avec le Maroc. 

H24info: Pourriez-vous nous parler un peu de la particularité de cette relation et nous dire pourquoi Barthes vouait un tel amour au Maroc ?

Éric Marty: Je suis très heureux de pouvoir parler de la relation d’un grand écrivain et d’un grand intellectuel français avec ce pays que j’aime beaucoup moi-même : le Maroc. Tout d’abord, je crois qu’un écrivain ne vit jamais vraiment les choses sur un mode ordinaire. On pourrait dire qu’il ne consomme pas le monde mais qu’il ne cesse de le réfléchir et de l’écrire. C’est vrai pour Barthes et le Maroc. C’est un amour très subtil, très complexe qui ne peut évidemment être identifié à une relation «touristique»… Deux pays étrangers ont compté pour Barthes : le Japon et le Maroc. Dans ces deux pays, il me semble qu’il y a une sensualité particulière, qui est une sensualité liée à une tradition, à des rites culturels anciens, à une culture et qui touche des aspects multiples de la vie : les vêtements, la nourriture, la politesse, les regards, l’amour… et au-delà des corps, des corps individuels, le Maroc ajoute d’autres éléments de sensualité, par exemple dans les paysages, dans la nature, dans la lumières, les couleurs…. N’oublions pas les magnifiques palmiers qui sont en ouverture de son livre le plus personnel le Roland Barthes par Roland Barthes…

Comme l’indique la table des illustrations, ce sont des palmiers photographiés au Maroc, et le commentaire que Barthes écrit face à cette superbe photographie compare les jets des branches et des palmes de ces arbres à l’écriture. Tout est là : l’amour que Barthes voue au Maroc a pour métaphore la plus belle qui soit : l’écriture elle-même.

Portrait de l'ecrivain et linguiste francais Roland Barthes (1915-1980) chez lui en 1970. ©AFP
Portrait de l’écrivain et linguiste français Roland Barthes (1915-1980) chez lui en 1970. ©AFP

 Qu’est ce qui l’avait beaucoup marqué ou surpris au royaume ? 

On n’a pas une véritable chronologie des séjours de Barthes au Maroc. Ils commencent sans aucun doute au début des années 1960 et culminent avec un très long séjour qui dure un an de septembre 1969 à septembre 1970 pendant lequel il enseigne à Rabat, d’où il a tiré un texte intitulé Incidents qui a été publié après sa mort. Mais Barthes ne cessera, jusqu’à la fin d’y séjourner même quand, très fatigué, il renonçait à voyager. Peut-être faut-il ajouter que son frère, Michel Salzedo, a épousé une Marocaine, de confession juive, Rachel, de sorte qu’il y avait aussi un lien presque familial avec le Maroc. Je crois que ce qui a pu le toucher au Maroc, c’est d’y trouver une sorte d’utopie que chacun d’entre nous peut connaître, celle d’un chez soi situé dans un ailleurs. C’est ce qui explique le choix qu’il a fait d’y séjourner un an…

Sans doute, cette utopie, comme toute utopie, a pu être contrariée par les déterminations historiques, notamment le passé néocolonial, qui, sur certains points, rendaient les relations humaines moins transparentes qu’il l’aurait souhaité. Mais il y a eu toujours chez lui une sorte de recherche du bonheur, et nul doute que le Maroc y a joué un rôle.

Roland Barthes au Maroc. 1978 © coll. R.B. / IMEC
Roland Barthes au Maroc. 1978 © coll. R.B. / IMEC

3) Dans votre texte Roland Barthes au Maroc, vous écrivez que « C’est peut-être dans le magnifique Journal de deuil que le Maroc trouve une ultime forme d’expression absolument juste« . Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Lorsque la mère de Roland Barthes, qui était le grand amour de sa vie, est morte à l’automne 1977, il a tenu ce qu’il a appelé un Journal de deuil, qui est une œuvre extrêmement mélancolique et forte. Or, ce qui est troublant, c’est que le seul espace de calme spirituel qui y apparaît, c’est précisément le Maroc lorsqu’il s’y rend. Et il me semble alors que le véritable Maroc barthésien peut apparaître dans sa splendeur. Casablanca, Marrakech, Rabat… et c’est à Casablanca qu’il peut accéder « réellement » à l’être qui maintenant lui manque, sa mère, au travers d’un symbole très simple, le vol des hirondelles qui évoque aussitôt pour lui la possibilité heureuse de l’immortalité des âmes… Et c’est à Mehioula, loin de Paris, qu’il trouve un peu de paix grâce à cette simplicité essentielle des choses : une femme jolie et muette, des gosses sauvages, les garçons de l’Oued et « Angel qui m’apporte un énorme bouquet de lys et de glaïeuls jaunes »… Cet Angel c’est vraiment la médiation rêvée avec la paix que les fleurs peuvent apporter, une sorte d’ange parfaitement humain. Dans ces quelques notes douloureuses mais apaisées par l’univers symbolique de cet Orient particulier, on trouve je pense le vrai Maroc de Barthes, ou en tout cas son dernier Maroc.

Quelle est votre relation avec la ville de Moulay Bou Selham ? 

Personnellement, hélas, je connais mal le Maroc. Je n’y suis allé qu’une seule fois, il y a déjà plusieurs années, dans une ville marocaine que Barthes aimait énormément, et qu’il évoque dans Le Plaisir du texte, Tanger. J’ai été immédiatement ébloui par la vie, la profusion, la douceur, les couleurs… C’était lors d’un salon du livre dont je conserve un merveilleux souvenir, le souvenir de mes promenades dans la ville, promenades qui étaient toujours de véritables aventures pour les yeux, pour le corps, et pour l’esprit …

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