Tbourida: « On assiste à une revendication d’appropriation de pratiques culturelles » (Consultant Unesco)

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L’inscription de la tbourida au patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco, annoncée le 15 décembre 2021, porte à douze le nombre d’éléments qui y sont répertoriés au nom du Maroc. Ahmed Skounti, anthropologue, professeur à l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) et consultant auprès de l’Unesco, nous explique les origines et enjeux de l’entrée de cette discipline traditionnelle datant d’au moins cinq siècles. 

H24 Info: Qu’apporte concrètement l’inscription de la tbourida au patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco à cette pratique ?

Ahmed Skounti: À partir du moment où le Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco inscrit un élément sur la Liste représentative, c’est la preuve qu’il est convaincu de sa contribution à la visibilité et à l’importance du patrimoine culturel immatériel en général, ainsi qu’au dialogue entre communautés, groupes et individus concernés par des pratiques similaires dans le pays, la région et dans le monde entier.

La tbourida est de nature à contribuer à une plus grande visibilité des jeux équestres dont certains sont inscrits sur la Liste représentative tels que l’équitation de tradition française (France), les chevaux du vin (Los caballos del vino, Espagne), l’équitation classique et la Haute école d’équitation espagnole de Vienne (Autriche) et La Charreria, tradition équestre au Mexique, entre autres.

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La tbourida enrichit la liste en y apportant des races équines spécifiques que sont le cheval Barbe et le cheval Arabe-Barbe, propres à l’Afrique du Nord, un jeu équestre original, des savoir-faire distinctifs tant en ce qui concerne le harnachement du cheval que le costume et les accessoires des cavaliers.

Comment le Maroc a réussi à faire inscrire cet art ancestral ?

Je ne peux répondre que partiellement et uniquement sur les aspects procéduraux. Je n’ai pas contribué à la préparation de cette candidature. Elle a été portée par la Société royale d’encouragement du cheval (SOREC) en collaboration avec la Fédération royale marocaine des sports équestres et le département de la Culture. Le dossier de candidature avait été soumis par le Maroc avant le 31 mars 2020. Il devait d’abord être examiné par l’unité du patrimoine vivant de l’UNESCO pour s’assurer de son caractère complet avec: le formulaire rempli, dix photos, un film de 10 minutes, les documents attestant le consentement des communautés, groupes et individus concernés et un extrait d’inclusion dans un inventaire national du patrimoine immatériel.

Ensuite, le dossier est évalué par l’Organe d’évaluation relevant du comité intergouvernemental du patrimoine cultural immatériel. Cet organe composé de douze experts provenant des différentes régions du monde examine la candidature pour savoir si elle répond aux critères d’inscription qui sont au nombre de cinq. Ce travail dure près de neuf mois car l’organe évalue chaque année une cinquantaine de dossiers.

Il a considéré que les cinq critères sont satisfaits par la candidature de la tbourida et a donc formulé une recommandation positive à l’adresse du comité intergouvernemental. Celui-ci comprend 24 Etats élus par l’Assemblée générale des Etats parties ayant ratifié la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Il s’est réuni du 13 au 18 décembre 2022 et a décidé d’inscrire la tbourida sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Sur les réseaux sociaux, certaines parties ont accusé le Maroc d’avoir volé cette inscription à l’Algérie. Comme dissiper toute confusion ?

Cette question est très importante à l’heure actuelle. D’un point de vue anthropologique, la culture et le patrimoine ignorent les frontières politiques qui sont souvent fluctuantes au gré des conjonctures historiques. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’une région comme l’Afrique du Nord traversée, de part en part, par une culture remontant à la protohistoire et qui a reçu des influences diverses au cours de sa longue histoire plurimillénaire.

Les faits culturels y sont donc largement partagés et se déclinent de manière spécifique dans ses différents recoins, de la Libye à la Mauritanie et même au-delà. Avec la consolidation postcoloniale des Etats-nations à partir de la deuxième moitié du 20e siècle, les pouvoirs politiques ont œuvré à la construction des identités nationales parallèlement les unes aux autres. Chaque Etat nord-africain a donné une coloration singulière à sa relecture de l’histoire et de la culture communes.

On assiste ces dernières années à une revendication d’appropriation de faits et de pratiques culturelles, en particulier entre Marocains et Algériens.

Cela n’a pas empêché quatre Etats que sont la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie de soumettre une candidature commune pour l’inscription des Savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2020. Preuve que le patrimoine peut être un moyen idoine pour dresser des ponts entre pays, cultures et communautés.

L’UNESCO encourage d’ailleurs les Etats à présenter des candidatures communes portant sur des éléments culturels partagés afin d’encourager le dialogue et consolider la paix. Ceci dit, il faut préciser que d’un point de vue strictement juridique, chaque Etat peut soumettre la candidature de tout élément présent sur son territoire pour une possible inscription sur les listes de l’Unesco, à condition d’assurer la participation la plus large des communautés, groupes et individus concernés par sa pratique et sa transmission.

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Pour revenir à  la tbourida, le Maroc est donc pleinement dans son droit. En même temps, l’Algérie, si elle le souhaite, peut soumettre une candidature pour inscrire le jeu équestre qui se pratique sur son territoire. Si les conditions le permettent, à l’avenir, il sera possible et même souhaitable de soumettre une candidature élargie aux pays nord-africains où se pratique une forme de fantasia tout en veillant à sauvegarder la spécificité de la pratique de chaque région, y compris à l’intérieur du même pays.

La tbourida serait apparue au XVIe siècle. Quel était alors le contexte historique ?

C’est ce qui est avancé dans le dossier de candidature où le lien est fait entre la pratique dénommée tbourida et le baroud ou poudre à fusil. On sait, pourtant, que le baroud fait son apparition au Maroc dès le règne du sultan mérinide Abou Youssouf Yacoub Ibn Abdelhak, vers 1274. A-t-on attendu trois siècles avant de créer un tel jeu équestre en y utilisant la poudre ? Je ne le pense pas. Il est, à mon avis, plus vraisemblable que ce jeu qui met en avant la relation entre le cavalier et le cheval d’une part et entre un groupe de cavaliers d’autre part, est beaucoup plus ancien.

Il est fort probable les Marocains, et plus largement les Nord-africains, n’ont pas attendu l’introduction de la poudre pour pratiquer un jeu équestre similaire en utilisant d’autres armes ou accessoires.

Il est même fort à parier que la célèbre cavalerie maure (de Maurétanie) de l’antiquité procédait déjà à des jeux à dos de l’equus maurus, le cheval barbe. Ce qui peut l’attester est l’existence de mots anciens encore en usage en amazigh pour qualifier la tbourida. On peut en citer: tafrawt, taghzout, amawal, asbahiy. Il est, d’ailleurs, regrettable que ces mots n’aient pas été mentionnés dans le dossier de candidature marocaine.

Traditionnellement, les cavaliers représentent une même tribu ou région et la transmission est une histoire de famille . Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

Nous manquons d’études pour pouvoir apprécier à sa juste valeur la question de la transmission de ce jeu équestre. Cet art se transmet au sein des familles dans les régions rurales qui disposent de moyens suffisants pour s’occuper d’un ou plusieurs chevaux. C’est principalement une transmission intrafamiliale basée sur la passion pour le cheval et pour le jeu équestre. C’est aussi une pratique qui bénéficie d’un écosystème encourageant. Cette pratique a d’ailleurs vu la participation officielle de jeunes femmes depuis une quinzaine d’années.

Un mémoire de Licence en anthropologie a été consacré à ce sujet à l’INSAP il y a quelques années. Nada Fikri, l’étudiante qui l’a réalisé avait mené une enquête dans les régions de Doukkala et du Moyen-Atlas. Elle attesta que si des femmes avaient l’habitude de monter à cheval, elles n’avaient pu participer aux évènements de tbourida que grâce à l’intervention de feue la princesse Lalla Amina, en ligne droite avec la Convention de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel dont l’esprit œuvre pour l’égalité et l’équité et contre la discrimination.

Cette entrée intervient après celle de Gnaoua au même patrimoine en 2019. En quoi ces inscriptions sont-elles importantes pour le Maroc ?

Le Maroc a initié en 1997 la réflexion sur le patrimoine immatériel grâce à des personnes comme feu Juan Goytisolo qui oeuvra pour la reconnaissance de la place Jamaâ El Fna. En 2002-2003, j’ai été délégué du Maroc aux réunions intergouvernementales en charge de préparer la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’Unesco en 2003. Le Maroc a ratifié cette convention en 2006. Tout cela pour dire que notre pays porte un intérêt à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

Cela s’est illustré à travers la création d’un service dédié à ce sujet au sein du département de la Culture et par la révision de la loi sur le patrimoine, en attente d’une adoption, pour y inclure le versant intangible. Les conservations régionales et les services régionaux d’inventaire créés dans certaines régions du pays sont censés participer à l’effort de sauvegarde. Le département de l’artisanat œuvre également à la préservation des métiers et des savoir-faire.

Avec la tbourida, le Maroc dispose de douze éléments inscrits sur les listes de la Convention du patrimoine culturel immatériel, le premier en Afrique. Ceci dit, l’inscription n’est pas une fin en soi. Au contraire, c’est le début d’un travail qui doit veiller à assurer que les conditions soient réunies pour permettre aux communautés, groupes et individus concernés de continuer à pratiquer et transmettre leur patrimoine. Force est de reconnaître que la partie est loin d’être gagnée.

Les communautés, groupes et individus qui détiennent les éléments inscrits
sont souvent démunis.

Leur patrimoine est l’une de leurs principales ressources, sinon la seule. Ils en vivent au quotidien, certains mieux que d’autres.

Surtout dans le contexte actuel…

La pandémie du COVID-19 a pesé de tout son poids sur cette catégorie vulnérable sans aucun filet de secours. La place Jamaa El Fna a été fermée du jour au lendemain, les moussems et les festivals ont été subitement annulés, les occasions de pratiquer et de transmettre ont lourdement été impactées par la pandémie. Il est donc nécessaire de mettre en place un mécanisme public de soutien aux détenteurs et aux praticiens du patrimoine culturel immatériel, à commencer par celles et ceux en charge de la continuité des éléments inscrits sur les listes de l’Unesco mais aussi les autres. Il est possible par exemple de réfléchir à l’opportunité de créer un cadre de soutien sur le même modèle que celui qui existe déjà dans les domaines du théâtre, de la musique, du livre et des arts plastiques.

Ils doivent être en mesure de soumettre des demandes en vue d’obtenir le soutien public qui leur permet de continuer à pratiquer et transmettre leurs savoirs et savoir-faire. C’est ainsi qu’il sera possible d’attirer les jeunes vers ces métiers pour lesquels ils n’ont aujourd’hui, à raison, que désintérêt.

Une réflexion transversale est nécessaire car le patrimoine immatériel se trouve au-delà des domaines de compétences des départements de la Culture et de l’Artisanat. Pour résumer, disons que la reconnaissance internationale du patrimoine immatériel issu du Maroc agit comme un soft power qui rehausse l’image du pays au niveau international. En même temps, elle doit refléter un travail conséquent au niveau national qui permette aux détenteurs et praticiens de vivre décemment et dignement de leur héritage.

L’inscription du couscous, faite par le biais d’une candidature conjointe de l’Algérie, la Mauritanie, le Maroc et la Tunisie, a aussi fait beaucoup de bruit. Pourtant, la question de son origine continue de faire débat. Qu’en pensez-vous?

La question des origines est toujours problématique lorsqu’il s’agit de faits culturels anciens. Elle est même marginale au vu de la Convention du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Celle-ci accorde une plus grande importance à la pratique vivante d’aujourd’hui, quel qu’en soit l’origine. Ceci dit, les chercheurs s’accordent à reconnaître que le couscous est une pratique culinaire nord-africaine qui, au fil des siècles, a été déclinée en une multitude de recettes aux quatre coins de cette vaste région.

Pour ma part, je suis content que l’inscription de cet plat emblématique ait été faite par et au nom des quatre pays, en espérant que la Libye puisse se joindre à cette inscription dans un avenir proche, et pourquoi pas d’autres pays qui considèrent le couscous comme faisant désormais partie de leur cuisine contemporaine.

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