Les confidences de Jouahri sur la « harka » économique de Hassan II
Publié leLors d’une édition spéciale du magazine Finance et développement consacrée aux assemblées annuelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) à Marrakech en octobre 2023, le Gouverneur de Bank Al Maghrib (BAM), Abdellatif Jouahri, est revenu en détails sur la décision difficile de la mise en place du Programme d’ajustement structurel, le fameux PAS.
Dans son entretien avec la Directrice adjointe du Département Moyen-Orient et Asie centrale du FMI, Taline Koranchelian, Ssi Abdellatif, qui a fêté en avril dernier 20 ans à la tête de BAM, est revenu sur la manière avec laquelle il avait convaincu Hassan II de prendre cette décision ainsi que quelques passages du discours de Feu Hassan II lors du Conseil des ministres qui a entériné l’entrée en vigueur du PAS.
Interpellé sur la période «très difficile pour l’économie marocaine» où il était encore ministre des Finances (1981-1986) et les souvenirs qui l’ont marqué de cette période, Jouahri a d’abord restituer le contexte international des «années post- deuxième choc pétrolier de 79 avec des éléments extérieurs, notamment, les taux d’intérêt et le prix du pétrole très forts».
«Dès mon arrivée aux finances je voyais déjà les fragilités auxquelles on allait faire face. J’étais dans le cadre d’un gouvernement quand même politique où il y avait des partis politiques traditionnels très forts. J’ai commencé à tâter le terrain et j’ai vu qu’il y avait une certaine réticence à me suivre déjà dans les solutions douloureuses auxquelles j’appelais», confie le PDG de la BMCE de 1986 à 1995.
«Alors les temps m’ont donné un petit peu raison. Début 1983, plus exactement en février 1983, je me rappelle très bien. J’étais dans mon bureau et j’avais avec moi le vice-gouverneur de la Banque centrale. Et mon assistante me dit le Directeur du département étranger, qui avait en charge de la gestion des réserves de change du royaume veut vous voir tous les deux. –d’ailleurs, c’était un ancien collègue puisque j’ai fait une partie de ma vie professionnelle à Bank Al Maghrib. Donc, je le connaissais très bien–. Il est rentré dans mon bureau. Et il me dit: nous n’avons plus de devises.», a-t-il raconté.
«Je me suis dit, une telle nouvelle, il faut la porter au plus haut niveau, au chef de l’État. Alors, j’ai appelé le gouverneur en disant: il faut qu’on prenne tout de suite un rendez-vous avec Sa Majesté pour qu’on lui parle un petit peu de la situation que nous vivons», a-t-il poursuivi.
C’est à partir de ce moment que le ministre délégué aux Finances a pris la route avec le gouverneur de BAM vers Fès où était le Roi Hassan II.
«Nous nous sommes adressés au Directeur du protocole en disant que c’est urgent. C’était un général que je connaissais (Ahmed Dlimi, ndlr), mais en arrivant dans sa suite à l’hôtel, il m’a dit: mais qu’est-ce qui se passe? C’est urgent ! Vous voulez voir Sa Majesté? Et je lui ai dit: peut-être que demain la lumière que vous avez dans cette suite ne s’allumera plus», a-t-il dit.
«Peut-être que demain la lumière ne sera plus dans la rue?», s’exclama Dlimi.
«Oui » répondit Jouahri, ajoutant «Nous sommes dans une situation peut-être demain vous n’aurez pas votre lumière».
«Le lendemain, il (Dlimi, ndlr) me rappelle. Il me dit Sa Majesté t’attends, mais tout seul sans le gouverneur. Donc, je me rends le lendemain et très vite j’ai été reçu par le Roi», relate le futur Président du GPBM (de 1986 à 1995).
Jouahri, qui semble se souvenir de cette rencontre avec Hassan comme si c’était hier, raconte que Hassan II qui était habillé d’une chemisette, assis devant une fenêtre en fer forgé… », lui posa la question: «qu’est ce que tu as qu’est-ce qui se passe?»
«J’ai dit Majesté, j’ai demandé de vous voir pour vous dire qu’on n’a plus de devises.
Hassan II: Alors, qu’est-ce que je propose?
Je dis, mais c’est une situation tout à fait nouvelle pour moi maintenant ce que je vous propose vous me donner 48 heures. Je vais demander à l’équipe du Fonds monétaire international (FMI). C’étai évidemment à travers mon interlocuteur qui était celui avec qui je négocie déjà au fond habituellement au titre de l’article 4»
Jouahri se renda à Washington. «C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que c’était que le club de Paris, le club de Londres, le programme avec le FMI, etc. », affirme le Wali de BAM depuis 2003.
A son retour au Maroc, Hassan II lui dit «Alors, tu préconises quoi sur le plan opérationnel? ».
Jouahri proposa alors de constituer une commission qui va réfléchir sur une loi rectificative des finances. En outre, Jouahri propose de s’attaquer aux budgétivores, notamment, la Défense nationale… « Il me dit: ça c’est entre toi et moi, je suis Patron de la Défense, c’est entre toi et moi et il m’a dit je vais vous mettre en conclave pendant 2 jours dans ma résidence secondaire à Fès. Je vais vous envoyer le déjeuner le dîner et comme pour l’élection du Pape, vous ne quitteriez que lorsque vous aurez mis au point ce que vous allez proposer comme loi rectificative. Et c’est ainsi que ça s’est passé… Je me rappelle, c’était le 30 avril et le premier mai».
«On a finalisé la proposition avant de s’adresser à Sa Majesté en disant le programme est là. Et là : Hassan II ordonna la tenue d’un Conseil des ministres qu’il avait présidé», raconte Jouahri avant de révéler une partie du discours introductif du défunt Roi lors du Conseil des ministres.
«Mes aïeux de la dynastie partaient en Harka (conquête) quand le pays était en difficulté. Moi aussi dans ces circonstances que connaît le Maroc et qui, évidemment, sont très difficiles, je vais partir au combat. Ceux qui veulent me suivre seront les bienvenues, mais ceux qui ne veulent pas me suivre et estiment que la situation est trop difficile et ben je ne vous revaudrai pas et on les laissera tranquille», avait dit Hassan II selon son ancien ministre des Finances.
«Évidemment autour de la table tout le monde a commencé à dire : Pas du tout Majesté nous sommes tous derrière vous on va vous suivre etc. Et il se retourne vers moi me disant: dis leur à quelle sauce, ils vont être mangés. C’est comme ça qu’on est partis dans le cadre du Programme d’ajustement structurel (PAS)», révèle Jouahri.
Ce programme a marqué, faut-il le rappeler, les politiques économiques du Maroc pendant des décennies. Une longue traversée de désert de l’économie nationale avant qu’elle ne retrouve sa résilience…