Tribune. Amina Bouayach: « Libérer les jeunes »

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Amina Bouayach. Crédit: DR.

La présidente du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), Amina Bouayach, signe, ce 1er août, une tribune dans laquelle elle revient sur la polémique née suite à ses propos sur l' »absence » de détenus politiques au Maroc. Elle livre ainsi son éclairage sur la situation des prisonniers du Hirak d’Al Hoceima et de Jerada. 

 

C’est avec grand intérêt que j’ai pu suivre les réactions qu’a suscitées une de mes réponses lors d’un entretien accordé le 22 juillet 2019. J’ai, de même, noté la fragmentation de mes propos et leur dé-contextualisation. La crispation politique et la confusion qui ont dominé la discussion ont éclipsé la complexité de la question « Qu’est-ce qu’un détenu politique ?», une question quasi-existentielle à laquelle chaque Nation se doit de répondre au moins une fois dans son histoire.

Ainsi, dans la démarche d’interaction, d’ouverture et de transparence à laquelle le CNDH a habitué les victimes et les acteurs, et compte-tenu de son rôle contributif au débat intellectuel et à la sensibilisation du public sur les problématiques des droits de l’Homme, vais-je essayer de recentrer ce sujet, en espérant qu’il pourra en découler les prémices d’une compréhension commune sur la « détention politique ».

J’essaierai d’être brève et concise et traiterai du sujet succinctement en essayant d’apporter une contribution dans le contexte du Maroc. J’insiste sur le fait que la présente tribune ne constitue aucunement un document à caractère légal, mais plutôt le préambule d’une réflexion commune sur un sujet où les considérations légales, politiques et philosophiques s’entrecoupent et s’emmêlent.

Quelques définitions :

Une minorité de médias a pertinemment relevé qu’il n’existe pas de définition communément reconnue du « prisonnier politique ».

Amnesty international considère qu’ « un prisonnier politique est une personne emprisonnée pour des motifs politiques, c’est-à-dire pour s’être opposés par des actions violentes ou non au pouvoir en place (autoritaire ou moins) de leur pays (internationalement reconnu ou non) ». Cette catégorie comprend, selon Amnesty International[1] :

  • Une personne accusée ou condamnée pour un crime ordinaire perpétré pour des motifs politiques, tel que le meurtre ou le vol, commis dans le but de soutenir les objectifs d’un groupe d’opposition ;
  • Une personne accusée ou condamnée d’un crime ordinaire commis dans un contexte politique, tel qu’une manifestation par un syndicat ou une organisation de paysans ;
  • Un membre, suspecté ou avéré d’un groupe d’opposition armée qui a été inculpé de trahison ou de « subversion ».

Cette définition, trop large, classe dans la même catégorie, l’individu ayant exercé son droit d’expression avec celui qui a commis un crime, tel que l’assassinat, pour des raisons politiquement motivées. Elle confond des catégories disparates et séparées. Il est inacceptable de mettre sur un pied d’égalité un manifestant pacifique avec un accusé de meurtre, quand même les motivations de ce dernier seraient « nobles ». De surcroît, elle ouvre la voie à la manipulation et à l’ambigüité vue la connotation du terme « prisonnier politique », qui évoque chez le public un sentiment de grande injustice perpétré de manière arbitraire, dans un désir de vengeance contre une figure innocente ayant exercé ses droits les plus fondamentaux. Aussi, plusieurs sections d’Amnesty International ne font-elles pas référence à sa définition dans la qualification des cas de détenus qui ont commis des actes pouvant constituer un délit.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, elle, considère qu’un « prisonnier politique » est une personne privée de sa liberté individuelle qui remplit au moins un des critères suivants :[2]

  1. si la détention a été imposée en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et ses protocoles, en particulier la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d’expression et d’information et la liberté de réunion et d’association;
  2. si la détention a été imposée pour des raisons purement politiques sans rapport avec une infraction quelle qu’elle soit;
  3. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle est présumée avoir commise;
  4. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres personnes, ou ;
  5. si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble être lié aux motivations politiques des autorités.»

Cette définition, restreinte mais pratique, est intimement liée à plusieurs thèmes du référentiel des droits de l’homme, notamment la détention arbitraire, les conditions d’un procès équitable, les garanties des droit fondamentaux. Bien qu’elle soit réduite aux droits fondamentaux tels qu’énoncés dans la CEDH[3], elle reste utile[4].Il est évident que cette définition ne s’applique pas dans le contexte actuel de notre Pays, alors qu’elle s’appliquait par le passé.

Ces définitions relèvent, néanmoins, une notion capitale dans la qualification de « prisonnier politique » : celle de la motivation politique.

La notion de « motivation politique » est encore plus difficile à déterminer que celle de « prisonnier politique ». J’utiliserai ce terme selon une définition qui me paraît assez large et élastique afin de ne pas limiter, à tort, le débat:« une action est politiquement motivée s’il est possible d’affirmer, hors de tout doute raisonnable, qu’elle a été menée afin de servir les intérêts d’une entité politique». Je vois dans la notion de « motivation politique » la condition sine qua non pour commencer à parler de « détention politique».

La nuance est fine, mais capitale. L’éventualité que les arrestations lors des événements d’Al Hoceima ou de Jerada soient politiquement motivées est indéniable. Et si une partie de la communauté nationale des défenseurs des droits de l’Homme peut qualifier les arrestations survenues lors des événements d’Al Hoceima ou de Jerada comme étant « politiquement motivées », il ne serait, toutefois, ni juste ni précis de soutenir cette assertion au-delà de tout doute raisonnable et de ne pas accepter de la mettre en question, compte tenu de la durée des manifestations et de leurs circonstances. Je ne trancherai donc pas, pour le moment cette question, laquelle, quoi qu’il en soit, est subordonnée à une autre, supérieure, celle de la violence.

La question de la violence et le droit international

Toute la complexité des évènements d’Al Hoceima et de Jerada, découle du fait que l’utilisation de la violence prévaut sur toute autre qualification basée sur la notion de « motivation politique ».

Tout d’abord, faire l’amalgame entre la légalité ou l’illégalité, et la violence ou le caractère pacifique d’une manifestation est un leurre. Le CNDH a publié un mémorandum appelant à l’abrogation de toute sanction contre les participants dans une manifestation pacifique non déclarée. De même, le CNDH a appelé le 12 juillet dernier à autoriser les nouvelles formes d’expression publiques, dont les réseaux sociaux sont devenus dépositaires. Il n’a pas traité la question des manifestations violentes, car dans ce cas-là, des considérations autres que celles des droits d’expression, d’association […] et de manifestation, entrent également en jeu.

Je partage l’opinion courante[5] selon laquelle la perpétration d’actes entachés de violence précède la notion de « motivation politique » d’une arrestation, et l’emporte sur elle. Dès que les faits inculpés peuvent être caractérisés comme « violents », la notion de « motivation politique » devient secondaire, nonobstant les cas d’autodéfense et de nécessité, de même pour les violences commises dans le cadre de crimes de haine ou d’incitation à la violence.[6]

Ainsi, la préséance de l’utilisation de la violence ôte-t-elle, de son auteur, la qualification de « prisonnier politique », et ouvre le champ à des poursuites. Cette disposition légale est universellement admise et constitue une prérogative générale de l’Etat de droit.

Le cadre de travail du CNDH

Je rappelle que le CNDH est une institution constitutionnelle nationale avec trois missions fondamentales de Prévention des violations, de Protection et de Promotion des Droits de l’Homme.

En ce sens, le CNDH se doit d’être exigeant et précis dans l’évaluation des cas, avérés ou non, de violations des droits de l’Homme dans notre pays ; et ce, au vu de la responsabilité, non seulement légale, mais aussi humaine et morale dont il est investi. En outre, l’élaboration d’une stratégie de plaidoyer et d’appui aux victimes, efficace et performante, mérite une attention particulière quant à la qualification de toute violation.

Le Conseil a observé et suivi, dans le cadre de ses missions les manifestations durant plusieurs semaines, les jeunes arrêtés lors des évènements de Al Hoceima et de Jerada auraient-ils remplis les critères de « détenus politiques » comme nous les avons définis, le travail du CNDH en aurait été plus évident et même plus simple. La présidente du CNDH aurait appelé, sans hésitation ni équivoque aucunes, à la libération immédiate des détenus, et à leur dédommagement ; et ce en application de l’article 23 de la Constitution et de l’Article 9(5) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; et non à leur grâce (article 58 de la Constitution). Ces critères n’étant pas remplis, l’utilisation de la qualification de « détenu politique» par le CNDH, dans le cas présent, aurait été erronée, contre-productive et irresponsable, et aurait constitué une dérogation au niveau national et au niveau international.

Comment qualifier alors ces jeunes détenus, s’ils ne sont pas des « détenus politiques » ? Je les qualifierai, personnellement, de victimes d’un fonctionnement défaillant, qui peine à garantir les droits économiques et sociaux de ses citoyens ; à leur en assurer une vie digne et répondre à leur revendications légitimes. Ce manquement, que j’avais appelé le 12 juillet « une crise de performance », a débouché sur une réelle « crise de confiance ». J’avais appelé, ce jour-là, à l’élaboration d’un nouveau pacte sociopolitique, seule issue à la crise que connaissent nos institutions, sur la base d’une démarche participative qui puisse prendre en compte, dans leur dimension historique, les spécificités socioculturelles de chaque région dans l’élaboration d’une architecture territoriale plus juste et en phase avec les aspirations nationales des concitoyens, tout en se basant sur une approche droit qui prend en compte les engagements nationaux et internationaux de notre pays en matière des droits humains.

Lors de mes nombreuses rencontres avec les familles des détenus, une revendication fondamentale revenait à la bouche de chaque mère, chaque père, chaque sœur, chaque épouse : Libérez les jeunes ! Les circonstances exceptionnelles et dramatiques des évènements qui ont conduit à leur arrestation, et les conditions humaines difficiles que vivent les familles ont mobilisé la Nation entière derrière eux. Le CNDH continuera de les soutenir selon la même démarche d’écoute, d’empathie et de considération, avec la même rigueur et le même sens du devoir et du dévouement.

Après la colère, l’émotion, l’écoute, place aujourd’hui à la réflexion. Le CNDH poursuivra ses séances de débat et d’échange avec les différents acteurs de la société en vue de trouver un terrain commun d’entente sur les notions évoquées, mais également sur les conséquences politiques économiques, sociales, culturelles, et légales, de ce qui s’est passé.

L’Institut de Rabat-Driss Benzekri pour les droits de l’Homme se penchera, par ailleurs, sur la question de la « détention politique », en collaboration avec les experts nationaux et internationaux.

Le rapport que le CNDH publiera après discussion lors de son Assemblée générale, tout juste installée, traitera des conditions de déroulement des arrestations et des procès, ainsi que des allégations de torture et de mauvais traitement. Il sera aussi l’occasion de faire le bilan complet de ces événements dramatiques qui ont, à jamais, marqué notre pays, fortement divisé les marocains, et provoqué de profondes plaies dans notre mémoire commune.

Le temps est donc venu de commencer à panser ces plaies. Le CNDH compte mener ce travail en exerçant ses pleines prérogatives et en défendant jalousement son indépendance. Une chose est sûre : le CNDH ne trahira jamais la confiance que les victimes, leurs familles et les marocains portent en lui.

 

[1] Amnesty International Handbook (anglais), Ch3, consultable sur http://www.amnesty-volunteer.org/aihandbook/ch3.html#Politicalprisoners

[2] APCE, Résolution 1900 (2012).

[3]Dont le champ est plus limité que celui de la Charte internationale des droits de l’Homme

[4]Renzo Llorente (2016) The Concept of “PoliticalPrisoner”: A Critique, Criminal Justice Ethics, 35:3, 249-267

[5]https://spring96.org/files/misc/politprisoner-guidelines-final_en.doc

[6] Article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

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