Carnet de route. Al Hoceima, le Hirak et la Fitna
Publié leNos reporters Réda Mouhsine et Safia Mjid ont passé 36 heures à Al Hoceima pour couvrir les troubles qui secouent la ville depuis une semaine. Ils ont rendu compte de la situation sur place et ramené des témoignages poignants comme celui de la mère de Zafzafi dans une vidéo devenue désormais célèbre. Impressions.
Il est minuit passé au centre d’Al Hoceima, en ce dernier jour de mai. Des jeunes déambulent sur l’esplanade qui surplombe la plage Quemado, située en contrebas de la place Mohammed V. J’aperçois quelques couples s’enlacer, des groupes d’amis qui jouent de la guitare, d’autres se grillent des pétards à l’abri des dizaines de fourgons de police et de camions antiémeutes qui veillent à ce qu’aucun rassemblement n’ait lieu sur cette place qui, jusqu’à peu, constituait l’épicentre de la contestation rifaine. A quelques centaines de mètres de là, sur les hauteurs de la ville, un énième rassemblement a pris fin il y a une bonne heure déjà.
«C’est un beau pays, n’est-ce pas?», m’apostrophe un jeune homme qui me tend un briquet alors que je cherchais désespérément à allumer une cigarette. «Oui en effet. Vous avez de la chance d’habiter une belle ville», lui répondis-je avant de lui demander s’il avait participé au sit-in de ce soir. Après avoir marqué un temps d’arrêt, il répond par la négative, l’air quelque peu embarrassé. «Vous savez. Je ne suis pas d’ici. Je viens de Fès», me lance-t-il. Cet employé du port de pêche n’a visiblement pas trop envie d’évoquer le Hirak. «Partout ailleurs au Maroc je me sens à l’aise. Ici, on m’a toujours fait sentir que j’étais un étranger», déplore le jeune homme, avant de lâcher: «Vous ne trouvez pas qu’ils abusent? Le gouvernement a bien répondu à leurs demandes. Des ministres sont venus leur parler!».
A quelques pas de là, vers l’hôtel Mohammed V, un autre jeune homme me livre un tout autre son de cloche. Après m’être présenté en tant que journaliste, il me demande d’abord pour quel support je travaille. Il m’explique qu’à Al Hoceima, les jeunes ne suivent les informations que sur les sites locaux. «Les médias du Dakhil. On ne leur fait pas confiance», me lâche-t-il, méfiant. Il faut alors montrer pâte blanche.
Il cherche la page Facebook d’H24Info, se tourne ensuite vers moi et marque un temps d’arrêt. «Tu sais. Ils nous regardent», me dit-il, faisant allusion aux policiers parqués en hauteur. Il se décide tout de même à lâcher quelques mots: «De toute façon, je n’ai rien à perdre. Ce que je reproche aux médias du Dakhil, c’est qu’ils sont tous des Ayachas (partisans zélés du pouvoir, ndlr). Ile ne font que salir notre mouvement, nos revendications. Ils nous traitent de séparatistes alors qu’il n’en est rien. Nous, on ne demande rien de plus que du travail. Chez vous, vous avez des usines, de l’activité. Vous vous occupez quoi. Nous on s’emmerde ici.»
Je remonte vers le boulevard Mohammed V sans que ces deux discussions ne quittent pour autant mon esprit. Elles sont à bien des égards significatives de la rupture qui s’est installée entre deux Maroc. Les manifestants du Hirak n’ont pas de mots assez durs pour traiter les journalistes de Rabat et Casablanca. Plus dure à entendre: la manière avec laquelle certains militants parlent des Marocains du centre. «Des Ayachas, des indignes, des esclaves du Makhzen».
Je me remémore la guerre des tranchées que se livrent partisans et pourfendeurs du mouvement social d’Al Hoceima sur les réseaux sociaux. Je me souviens de cette femme qui, sur Facebook, a craché son venin sur la mère de Nasser Zefzafi, la qualifiant de «tête de trafiquante». Me viennent également à l’esprit les propos de Mamoun Dribi, ce pseudo-psychologue et animateur-vedette de radio qui avait menacé les leaders de la contestation rifaine de les «éliminer». Sans parler de «l’expert» Manar Slimi, pour qui Zefzafi et ses compagnons sont des chiites qui menacent la stabilité du pays.
Les 36 heures que j’ai passées à Al Hoceima peuvent être résumées en un seul mot: défiance. Défiance des habitants de la ville envers ceux du Dakhil. Défiance envers l’Etat et ses institutions. Défiance envers les journalistes venus couvrir le mouvement social. Voilà où nous en sommes. Ceux qui criaient à la Fitna ont fini par l’instaurer. Une fracture s’est dessinée entre le Rif et le reste du pays. Bien malin celui qui peut prédire ce qui adviendra demain.