Abdellah Tourabi: “ Quel gachis ! ”

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Abdellah Tourabi. Crédit: DR.

Pour sa nouvelle chronique dans H24Info, Abdellah Tourabi revient sur le malaise des jeunes “qui sont livrés à eux-mêmes, à un âge délicat, laissant à «la rue» le rôle d’éducateur et de producteur de normes et de valeurs”.

 

Au début des années 90, l’Islande était confrontée à de sérieux problèmes avec sa jeunesse : montée de la violence, consommation alarmante d’alcool et de cigarettes et propagation de l’usage des drogues chez les adolescents. Pour comprendre les racines du mal, un centre de recherches en sciences sociales, dépendant de l’université de Reykjavik, s’est lancé dans une série d’enquêtes qui ont duré plus de deux ans. Après que les chercheurs ont livré leur diagnostic, l’Etat s’est emparé du sujet et a mis en place des mesures volontaristes et profondes pour changer les mentalités et les habitudes des jeunes Islandais.

Parmi ces mesures, on peut citer l’installation d’un couvre-feu à partir de 22h touchant les mineurs entre 13 et 16 ans, une forte augmentation du prix des cigarettes et de l’alcool pour dissuader les jeunes, l’octroi aux familles d’une enveloppe annuelle de 300 euros par enfant pour l’exercice d’une activité sportive ou culturelle, et l’implication des parents dans ce programme ambitieux… Et ça a marché. Au bout de quelques années, la consommation de l’alcool, des drogues et des cigarettes a chuté chez les jeunes islandais tandis que la pratique du sport a explosé dans ce petit pays scandinave. On explique même l’excellente prestation de l’équipe islandaise du football, à la dernière Coupe d’Europe, par cette politique menée conjointement par l’Etat, les chercheurs et les parents.

 

“Au Maroc, pour se cultiver, faire du sport, découvrir de nouveaux horizons, les jeunes issus des quartiers populaires n’ont que leurs yeux pour pleurer.”

 

Au moment où l’on s’inquiète de la situation des jeunes au Maroc, et notamment après l’agression sexuelle d’une jeune fille dans un bus à Casablanca, cette expérience islandaise pourrait être inspirante. Il est évident que le Maroc n’est pas situé en Scandinavie, que l’Islande est un petit pays et que les moyens dont on dispose chez nous ne sont pas les mêmes. Mais en y réfléchissant, on trouve des éléments qui expliquent notre échec actuel à sauver une jeunesse à la dérive.

 

Tout d’abord, il y a le rôle des chercheurs et de l’université dans l’établissement d’un diagnostic, d’une évaluation des mutations qui traversent les sociétés. Dans tous les pays développés, le recours aux spécialistes en sciences humaines et sociales permet de saisir l’air du temps, de comprendre comment une société change et se transforme. Ces recherches deviennent des instruments de politiques publiques et de connaissance dont dispose l’Etat pour agir. Mais au Maroc, cette recherche scientifique est à l’image de ses universités: obsolète, pauvre et dévalorisée. Ce qui explique pourquoi on navigue à vue et pourquoi l’Etat est incapable de saisir les nouvelles réalités du pays. On observe, avec l’impuissance de l’ignorant, les mouvements sismiques qui secouent notre pays, sans les comprendre. Les analyses se font au doigt mouillé, en l’absence d’une véritable politique de recherche scientifique sur la société marocaine et ses jeunes en l’occurrence.

 

Ensuite, dans cet exemple islandais qui a bien fonctionné, on retrouve l’existence d’une autorité, morale et coercitive, qui s’exerce pour encadrer les jeunes et les orienter. L’Etat joue son rôle et la famille aussi. Dans notre pays, on assiste depuis des années, à l’éclatement de l’autorité parentale, pour des raisons diverses et variées, à la démission de l’école de son rôle pédagogique et éducatif et à une carence de l’Etat dans ses fonctions sociales. Les jeunes sont livrés à eux-mêmes, à un âge délicat, laissant à «la rue» le rôle d’éducateur et de producteur de normes et de valeurs.

 

Et enfin, ce qui ressort de l’expérience islandaise c’est le rôle de la culture et du sport dans la lutte contre les addictions et la violence chez les adolescents. Nous savons tous que chez les jeunes, il y a une énergie débordante et une suractivité physique. Cette énergie a besoin de déversoir, de canaux pour s’exercer et s’exprimer. La culture, l’art et le sport sont des moyens pour « la sublimation » de ces pulsions et énergie en les transformant en création et formes d’affirmation de soi. Or au Maroc, pour se cultiver, faire du sport, découvrir de nouveaux horizons, les jeunes issus des quartiers populaires n’ont que leurs yeux pour pleurer.

 

“Il y a une vingtaine d’années, nous n’étions ni plus démunis ni plus nantis que les adolescents actuels des quartiers populaires de la ville.”

 

Un immense potentiel de créativité et de performance est gâché. Les politiques urbaines actuelles, où chaque centimètre est convoité par les promoteurs immobiliers pour construire de futures poudrières sociales, ne peuvent que conduire à des catastrophes. Aucune place n’est laissée dans ces politiques urbaines à la culture et au sport, sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et du profit. A ce titre, je me permets de livrer un témoignage personnel: je suis né et grandi à Hay Mohammadi, le quartier populaire par excellence de Casablanca.

 

Il y a une vingtaine d’années, nous n’étions ni plus démunis ni plus nantis que les adolescents actuels des quartiers populaires de la ville. Mais à Hay Mohammadi, il y avait une Dar Chabab (Maison des jeunes), un endroit mythique où l’on pouvait faire du sport, du théâtre, de la musique et autres activités culturelles. En offrant aux jeunes un cadre pour sublimer leur énergie, cette Dar Chabab a donné au Maroc des groupes légendaires de musique comme Nass El Ghiwan et Lemchaheb, des médaillés olympiques de boxe (les frères Achik), des acteurs et comédiens connus (Mohammed Meftah, Hamid Zoughi, le duo Ajil et Foulane..), des sportifs qui ont alimenté les équipes nationales de Basketball, de handball et de volleyball, sans parler de nombreux anonymes, qui ont appris à jouer d’un instrument de musique, à faire du sport ou à s’exprimer correctement en fréquentant cet endroit qui leur était dédié.

 

Tout cela est maintenant du passé et de la pure nostalgie: Dar Chabab est désormais un bâtiment délabré, sans âme, faute de moyens et d’encadrement, et les trois cinémas du quartier ont fermé leurs portes. En me rendant très fréquemment à Hay Mohammadi, je sens l’étendu du drame : des adolescents oisifs, tenant les murs, sans promesses d’avenir, qui enchainent les joints de cannabis et observent les passants. Un vrai gâchis.

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