Jean-Baptiste Brenet: « J’espère que Mohamed Abed Al-Jabri trouvera des successeurs à sa taille »

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"Il faut que l'Europe "latine" se nourrisse de la pensée actuelle de l'autre rive et vice-versa." Jean-Baptiste Brenet, philosophe français spécialiste de la pensée arabe. DR

A l’occasion des « Rendez-vous de la philosophie » tenus du 7 au 12 novembre dans plusieurs villes du royaume, H24Info a rencontré le philosophe français Jean-Baptiste Brenet, co-comissaire de cette édition consacrée au thème « Penser les limites ». Relations inter-rives, réseaux sociaux, féminisme, développement personnel, rapport à l’islam… En quoi la philosophie peut-elle répondre à nos problématiques actuelles? Entretien. 

H24Info: Après votre tournée au Maroc dans le cadre des « Rendez-vous de la philosophie », comment sentez-vous le public marocain face à cette discipline?

Jean-Baptiste Brenet: Je le sens intéressé et note que le public est jeune, parfois très jeune. Nous avons été surpris à Casablanca de l’âge des participants et très agréablement surpris de la fraîcheur, la sincérité, la densité, la diversité des opinions qui se sont exprimées, particulièrement chez les jeunes femmes. J’ai entendu chez des femmes de 18 à 25 ans des propos d’une sincérité qui m’ont beaucoup touché, souvent au sujet des caractéristiques d’un système marocain d’enseignement que je ne connais pas bien. Par conséquent, cela m’intéresse beaucoup de connaître les programmes, la structuration de l’enseignement, l’histoire de l’enseignement au Maroc. Je trouve que les visiteurs de cette édition sont suffisamment nombreux et j’espère que cela se poursuivra.

Quel intérêt pour la philosophie d’élaborer ce genre de partenariat interculturel entre les deux rives?

L’intérêt est évident, une rive est faite pour être traversée dans les deux sens, c’est ainsi que cela s’est passé dans l’Histoire et c’est précisément ce sur quoi je travaille; cette dynamique d’acculturation où l’on voit bien que la culture, le savoir, la philosophie obéissent à une autre logique que celle de la géographie, de la clôture, de la guerre, de la frontière et de l’opposition. Il est donc très important que l’Europe se décloisonne, se rappelle son histoire culturelle, dans laquelle la pensée arabe n’était pas son dehors, ni l’Autre, ni le barbare. Il faut que l’Europe « latine » se nourrisse de la pensée actuelle de l’autre rive et vice-versa, constituer une espèce de communauté atopique, sans lieu. Dans ce sens, Hannah Arendt dit quelque chose sur l’intellectuel qui d’une certaine manière n’a pas de patrie sinon celle de l’universel. Nous devons donc travailler à cela, surtout à une période d’extrême tension à tout niveau où ce qui paraît s’avancer sont des coupures, des murs, des frontières, des passages impossibles, et rien n’est pire que cela. Si la philosophie peut aider à franchir les murs ou à faire qu’ils n’existent pas, c’est une bonne chose.

Aujourd’hui à l’ère des réseaux sociaux, de la dictature de l’image et de l’instantané, comment préserver sa fonction « penser » et comment la philosophie peut-elle contrer cette tendance?

Elle peut dans un premier temps essayer de parler de ces réseaux, réfléchir dessus, même si la technologie paraît aller plus vite que la réflexion elle-même. Elle peut aussi se présenter comme une sorte de temps d’arrêt contre la vitesse de l’information, un temps de suspens nécessaire au jugement. Elle doit tenter de nous faire éprouver la qualité, la valeur de ce suspens. Tout le monde, même les jeunes, pourrait sentir alors quel bien ce repos, ce suspens leur fait. Si on arrive à faire sentir qu’une forme de retrait est immédiatement bénéfique et efficace, alors on aura un peu gagné.

De quelle façon la philosophie peut-elle répondre à des problématiques contemporaines comme l’écologie, le féminisme, la santé…?

La philosophie participe et n’est pas la seule à intervenir dans tous ces champs fondamentaux, nécessaires. C’est une des disciplines qui nous aident à penser ce qui a lieu, toujours pour essayer de, contre la vitesse de l’information ou des événements qui nous demandent de savoir ce que sont les choses, comprendre quelle est l’histoire de ces choses, quel devenir se profile, quelle menace pèse, quel est notre désir, notre devoir… Effectivement, les questions de la femme, de la terre, du monde, du cosmos sont nécessaires et pour cela, la philosophie participe à une activité de réflexion qui nous permet de savoir d’abord de quoi il s’agit. Evidemment, l’action n’a de sens que sur la base d’une espèce de bilan, clair, qui ne se réduit pas à des données statistiques, chiffrées. Il y a une forme de science minimale qui nous effraye, nous informe, nous alerte, et c’est nécessaire, mais cela reste des chiffres. La philosophie n’est pas une affaire de chiffres, elle essaye de décrire ce qui est, ce qui risque d’avoir lieu, et nous met devant une forme de responsabilité, en dehors des questions simplement numériques ou statistiques.

Comment se servir de la philosophie dans notre vie quotidienne, plutôt qu’avoir recours au développement personnel par exemple?

Une question extrêmement difficile… Si l’homme est fait pour penser -et je tiens à cette idée très ancienne, grecque, arabe, latine-, alors dans l’acte de penser, quelque chose comme une jouissance, une joie, s’éprouve. C’est l’idée qu’on retrouve dans le tout début de la Métaphysique d’Aristote: « tous les hommes désirent savoir par nature », la preuve, le simple fait de voir nous plaît parce que cela nous donne des informations. On l’oublie mais il y a une jouissance dans tout acte de vision, pas simplement devant le beau paysage mais parce que nous aimons savoir de quoi il retourne. Nous aimons voir car nous aimons savoir. Ainsi, la philosophie pourrait nous aider concrètement dans la vie si l’on arrive à éprouver, ressentir, ne pas se cacher le désir de la compréhension, voire la jouissance de la compréhension, qu’on ne s’avoue pas ou qu’on a recouvert par d’autres plaisirs. Je crois qu’il y a un plaisir tout simple dans les connexions; quand on a l’impression que quelque chose s’éclaire, s’illumine, c’est une joie, c’est la première des joies, elle est peut-être minime mais essentielle.

Peut-on encore parler d’orientalisme aujourd’hui dans les études sur le monde arabe?

Certainement, pour une simple et bonne raison, c’est que l’ignorance ou la masse des préjugés continue de dominer dans la majorité des esprits. Il y a une forme d’orientalisme, pas forcément une idéologie très articulée qui correspondrait à un projet précis, plutôt le reliquat d’une idéologie passée. Toutefois, il y a aussi l’inverse, à savoir une communauté de savants bien informés et désireuse de repenser la réalité et d’en corriger le défaut, donc l’orientalisme existe encore mais plus comme il pouvait exister au XIXe siècle.

En France particulièrement, on a l’impression qu’il y a un rejet assez radical et violent de tout ce qui a trait à l’islam ou à l’arabité. Pourquoi? Comment la philosophie peut-elle y « remédier »?

Je reviendrais d’abord sur votre jugement « on a l’impression que », oui c’est une impression en vérité…

Surtout dans les médias…

Oui mais c’est aussi dans certains médias qui produisent ce qu’ils ont envie de produire et d’entendre. D’un autre point de vue, de celui d’enseignant qui est le mien par exemple, je sens l’inverse. D’une part, il y a énormément d’étudiants, pas seulement dans mes cours, à l’Institut du Monde Arabe, le public est très nombreux donc il y a une forte demande, un intérêt, un désir d’information. D’autre part, il est évident que la philosophie ainsi que l’Histoire ont un rôle à jouer, pour une simple raison, c’est qu’il s’agit de combler une lacune dans la culture. La philosophie doit pouvoir montrer qu’il y a eu une pensée arabe, une philosophie de langue arabe, que le monde arabe a produit une pensée cruciale pour le transfert de la pensée grecque et la production d’une pensée neuve, inédite sans laquelle le monde latin qu’on connaît mieux n’aurait pas existé. Il suffit donc de rappeler ceci, de l’enseigner, le diffuser, d’attirer à soi un public nouveau pour que la situation peu à peu change.

Un mot sur la philosophie marocaine et les philosophes marocains?

Je suis en contact avec des collègues marocains excellents, je rencontre ici des professeurs et des penseurs marocains vraiment de tout premier plan. Pour moi et comme pour tous les Marocains, le grand penseur était Mohamed Abed Al-Jabri. Ce dernier m’a séduit évidemment par le poids qu’il met sur la pensée d’Averroès, par le constat critique qu’il fait de la situation contemporaine et par ses réflexions qu’il émet sur l’islam. J’espère qu’il trouvera au Maroc des successeurs à sa taille.

>> Jean-Baptiste Brenet est philosophe, docteur HDR en sciences religieuses (Ecole pratique des hautes Etudes, 5ème section, 2002), Professeur des Universités à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il enseigne la philosophie arabe. Traducteur de l’arabe et du latin, il est l’auteur de plusieurs essais qui mêlent pensée médiévale et philosophie moderne. Il a fondé et dirige avec Ch. Grellard la collection Translatio. Philosophies médiévales, aux Editions Vrin. Il est membre du Conseil scientifique de l’Institut français d’Islamologie (IFI). Depuis 2021, il a lancé et anime à l’Institut du Monde Arabe (IMA, Paris), les mardis de la philosophie arabe. Parmi ses ouvrages récents: Averroès l’inquiétant, Paris, Les Belles Lettres, 2015, (traduction arabe, Dâr al-kitâb al-jadîd, Beirut); Je fantasme. Averroès et l’espace potentiel, Lagrasse, Verdier, 2017 (traduction arabe, Toubkal); Intellect d’amour, co-écrit avec G. Agamben, Lagrasse, Verdier, 2018; Robinson de Guadix. Préface de Kamel Daoud, Lagrasse, Verdier, 2020; Averroès, L’intellect. Compendium sur le livre De l’âme d’Aristote, traduction, introduction, notes et commentaires, Paris, Vrin, 2022; Que veut dire penser? Arabes et Latins, Paris, Payot, 2022 (traduction arabe, à paraître, Sophia, Koweit).

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