« Avec Joe Biden, des réseaux hostiles au Maroc vont se remobiliser »
Publié leDonné largement favori dans la course à l’élection présidentielle par les derniers sondages, Joe Biden devrait vraisemblablement succéder à Donald Trump dans le Bureau oval. Pas forcément une bonne nouvelle pour la diplomatie marocaine qui aura maille à partir avec un parti démocrate plus ancré à gauche. Pour en savoir plus sur les enjeux de cette élection et ses conséquences sur les intérêts du royaume, H24info a recueilli les éclairages de deux spécialistes en géopolitique et relations internationales, le politologue et professeur de Droit Mustapha Sehimi et le directeur de l’Institut marocain des relations internationales (IMRI), Jawad El Kardoudi. Interview croisée.
H24info- Entre Biden et Trump, qui sera le président qui conviendra le mieux aux intérêts du Maroc?
Mustapha Sehimi: Trump ou Biden ? Un Président Républicain ou Démocrate ? Pour le Maroc, la préférence n’est pas simple, Pourquoi ? Parce qu’il faut distinguer entre les intérêts supérieurs du Royaume d’un côté et l’état d’esprit des Marocains. Du point de vue officiel, des relations interétatiques donc, avec la réélection du Président Trump, c’est la continuité. Il est à la Maison blanche depuis quatre ans. Ce mandat a permis de le connaître, de le pratiquer, d’appréhender le niveau et la dimension des relations entre Washington et Rabat. Les deux Chefs d’Etat ne se connaissent pas personnellement; il n’y a eu qu’un seul contact – une poignée de mains à Paris, le 11 novembre 2019, lors des cérémonies de commémoration de l’Armistice de la fin de la guerre 1914-1918. Mais la dimension et la qualité des rapports entre les deux pays s’est sensiblement renforcée sous la présidence TRUMP. Que demander de plus ? C’est là un acquis qui ne peut, me semble-t-il, que se consolider dans l’hypothèse d’un second mandat de Trump.
L’élection de Joe Biden et le Maroc ? S’il est élu, il ne pourra pas évacuer la nature des liens historiques entre les deux pays ni les multiples composantes du partenariat privilégié entre les deux pays. Le Maroc coche, si l’on peut dire, beaucoup de cases : elles ne peuvent qu’être prises en compte par une nouvelle administration démocrate. Mais il ne faudra pas ignorer que d’un point de vue diplomatique, il est vraisemblable qu’il y aura des « frottements », des ajustements, des points de divergence pouvant polariser un autre climat bilatéral. Dans une perspective historique, il est utile de rappeler que le Maroc a toujours eu des relations difficiles avec un Président démocrate. C’était le cas avec le Président CARTER (1976 2.000) sur la question des droits de l’Homme, ou encore sur la question du Sahara marocain- le voyage officiel de SM Hassan II en novembre 1978 n’avait pas été conclu par un accord de ventes d’armes qui nous étaient tellement nécessaires à l’époque….
Jawad El Kardoudi: Depuis l’indépendance du Maroc, notre pays a toujours eu de bonnes relations avec les Etats-Unis d’Amérique. C’est un allié traditionnel des Américains depuis l’indépendance. Je crois qu’il faut bien rappeler cela avant toute chose.
Entre les candidats Trump et Biden, je pense que si Trump est réélu, il continuera dans la même politique qui est assez favorable au Maroc. D’abord, en ce qui concerne la question du Sahara, il a toujours soutenu sa marocanité. Ensuite, au niveau de l’aide publique des Etats-Unis au Maroc, ont été inclues les provinces sahariennes sous l’ère Trump. C’est une avancée importante pour le Maroc parce que ce geste peut être considéré comme une reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara par les USA.
Il y a ensuite la question de l’achat d’armes qui a connu une évolution positive sous le cabinet actuel, puisque qu’à chaque fois que le Maroc demande à acheter des armes, y compris des armes sophistiquées, comme les F15, il obtient satisfaction. Donc je pense que si Trump est élu, il n’y aura pas de changement dans la politique américaine vis-à-vis du Maroc.
Pour ce qui est de Biden, il ne faut pas non plus avoir une peur bleue de la victoire des Démocrates dans la mesure où par exemple, lorsque Clinton était président il avait des positions assez favorables au Maroc.
Mustapha Sehimi: Avec Biden, des réseaux hostiles au Maroc vont se remobiliser, en particulier sur la question du Sahara marocain. Ils disposent de relais, ici et là, dans des universités, dans certains cercles traités par un lobbying financé par l’Algérie. Nul doute que la nièce de Robert Kennedy, Mary Kerry Kennedy, militante « activiste » des droits de l’homme va reprendre du service ou à tout le moins aider avec son carnet d’adresses. Présidente du Centre R. Kennedy, elle a fait montre d’une mobilisation particulière au côté des séparatistes. En août 2012, à Laâyoune, elle prend attache avec Aminatou Haidar. En juillet 2015, elle échoue à rallier l’administration américaine à l’extension du mandat de la MINURSO et au monitoring des droits de l’Homme lors des délibérations du Conseil de sécurité. En septembre 2016, lors d’une session du Conseil des Droits de l’Homme, de l’ONU, à Genève, elle multiplie les déclarations d’hostilité à l’endroit du Maroc. Pour résumer, le matelas des rapports interétatiques s’est renforcé , mais il aura sans doute à gérer des « nuisances » entretenues par certains cercles démocrates.
Jawad El Kardoudi: Oui, effectivement. Ce n’est pas le même contexte que sous les Clinton, d’autant plus qu’il y avait des relations personnelles, notamment avec Mme Clinton, qui pouvait intervenir en faveur du Maroc sur bien des dossier.
Donc là effectivement il y a un risque. Je pense qu’il faut que la diplomatie marocaine se rapproche davantage des démocrates.
H24info: Comme elle l’avait fait avec Trump, qui était inconnu chez les Marocains…
Jawad El Kardoudi: Absolument, c’est pour ça qu’il faut se préparer, connaître les personnes influentes du parti Démocrates, prendre des contacts avec le congrès, qui a une importance très grande dans le système politique amérocain pour essayer de préparer le terrain si jamais les démocrates gagnent. Je sais qu’il y a des gens tranchés qui imaginent que si les Démocrates l’emportent ça va être très mauvais pour le Maroc, je ne suis pas de cet avis. Il y a quand même l’histoire, le département d’Etat, le pentagone, qui est très influent avec la question de lutte contre le terrorisme partagé par les deux pays. Le Maroc est notamment bien considéré par les US dans ce domaine là. Ce sont des arguments que le Maroc pour invoquer même avec les Démocrates.
H24info: Comment évaluez-vous le premier mandat de Trump et ses conséquences sur les intérêts du Maroc, notamment sur le dossier du Sahara?
Mustapha Sehimi: Avec Trump, les intérêts du Maroc ont été confortés et même consolidés. Des actes ont fait sens : ils sont d’une grande portée symbolique. Telle la visite d’Ivanka TRUMP – fille du Président américain – voici près d’un an, au début de novembre 2019. Il faut ajouter le renouvellement du Millenium Challenge Cooperation Compact II en 2017 avec une enveloppe américaine de 450 millions de dollars ; l’impact aussi de l’Accord de libre échange signé en 2006 et la forte gausse des échanges commerciaux avec le chiffre de 51 milliards de DH en 2019, un triplement en quatre ans. Les Etats-Unis sont au 7ème rang des investisseurs. Et 160 entreprises américains sont installées au Maroc.
A côté de ce volet, une mention particulière doit être faite à la nature, à la dimension et à l’étroitesse des rapports diplomatiques entre les deux pays. Le Maroc est un allié majeur non membre de l’OTAN, comme la Jordanie et de l’Egypte. La coopération militaire est optimale avec des dons de matériel, des achats d’avions F-16 et autres, des programmes de formation, des manœuvres conjointes dans la région, etc… En termes géostratégiques, Washington apprécie hautement le rôle du Maroc dans la région, au Maghreb et surtout dans l’espace sahélo-saharien. Sans oublier la diplomatie marocaine dans le continent pour la paix, la stabilité, la sécurité, le développement, etc… Par ailleurs, deux autres facteurs pèsent et solidifient les rapports entre les deux pays. Le premier concerne le rôle particulier du Maroc dans la lutte antiterroriste qui participe de préoccupations politiques internes mais qui en même temps s’insère dans la constante de la diplomatie américaine de manière structurelle, depuis les attentats du 11 septembre 2011. Il s’agit là d’un « actif » précieux, apprécié par Washington. Le second intéresse, lui, ce que l’on pourrait appeler le « Made in Morocco » pour ce qui est d’une politique citée en exemple et relative à la coexistence religieuse et au dialogue interreligieux. Rabat prône et défend un Islam modéré, tolérant – une vision alternative à un certain Islam politique et à ses dérives extrémistes et radicales.
C’est là un partenariat stable, fécond. De plus, le Maroc est porteur d’une vision de coopération Sud-Sud . Il est aussi pourvoyeur de sécurité. Le Président Trump apprécie la place et le rôle du Maroc. eIl ne manque pas, à chaque fois, de saluer le leadership moral et politique de SM Mohammed VI, les réformes entreprises ainsi que le déploiement d’une diplomatie active, fondée sur les grands idéaux et les principes de la Charte des Nations Unies.
Mustapha Sehimi: Sur la question de la normalisation avec Tel Aviv, la position du Royaume est connue et elle a été constamment réaffirmée par le Souverain. Des pressions ne manquent pas, c’est vrai – on a vu cela avec le « Deal du Siècle » porté par le gendre et conseiller spécial du Président Trump, Jared KUSHNER. Mais le Maroc est attaché à des fondamentaux: deux Etats (Israël – Palestine), Al Qods Acharif comme capitale de l’Etat Palestinien, soutien indéfectible à la cause mais sans « être plus Palestinien que les Palestiniens ». L’accord signé le 15 septembre dernier à Washington, sous le parrainage de TRUMP, entre Israël d’un côté et les Emirats arabes unis et Bahrein de l’autre, consacre la normalisation. Il est sera suivi prochainement – comme on vient de l’apprendre jeudi 15 septembre par le Soudan.
L’administration américaine de Trump – s’il est réélu – ne méconnaît pas les intérêts supérieurs du Maroc, l’autonomie de sa diplomatie, l’état d’esprit de peuple marocain. Quant à l’affaire du Sahara marocain, elle a capitalisé des acquis, des paramètres de négociation consacrés par le Conseil de sécurité, la prévalence de l’initiative marocaine validée et soutenue par cette haute instance onusienne depuis avril 2007. Sous prétexte de non -normalisation avec Israël, le Président Trump peut-il opérer une révision de sa position sur la question nationale ? Sur le papier, rien n’est à exclure. De fait, c’est très improbable parce que pèse sur les relations bilatérales toute la capitalisation des intérêts partagés.
Jawad El Kardoudi: Je le confirme. Des pressions très fortes ont été faites sur le Maroc parce que Donald Trump a pris 100% position pour Israël. Mais à mon avis, je ne pense pas que le Maroc, même si Trump est réélu, va signer. Le problème palestinien est quand même un problème très sensible au Maroc, au niveau populaire notamment, et donc ça serait une décision très risquée de normaliser avec Israël sans que le problème palestinien ne soit résolu.