Rabat-Téhéran: des discussions discrètes pour une normalisation sous conditions

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Rabat-Téhéran: l’éventualité d’un rapprochement sous l’ombre des tensions régionales
Le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, aux côtés de son homologue iranien, Abbas Araghtchi, lors de l’ouverture, mardi, du 10e Forum Alliance des Civilisations, le 26 novembre 2024 à Lisbonne. © DR.

Des avancées discrètes semblent indiquer une reprise des relations entre le Maroc et l’Iran après plusieurs années de rupture. Cependant, ce rapprochement ne se concrétisera que sous certaines conditions…

Alors que des rumeurs par presse interposée évoquait des avancées dans les «consultations non officielles» pour la reprise des relations entre le Maroc et l’Iran, avec la médiation du Sultanat d’Oman, une photo des chefs de la diplomatie des deux pays côte à côte, mardi dernier, lors de l’ouverture du 10e Forum de l’Alliance des civilisations à Lisbonne, a alimenté davantage encore les spéculations. Ce cliché a été repris par la presse iranienne, bien qu’aucune rencontre officielle n’ait eu lieu entre les deux ministres, et rien n’a filtré côté marocain.

Certains analystes politiques y voient un signe de rapprochement potentiel entre le Royaume et la République islamique, mais celui-ci ne se concrétisera, affirment-ils, que sous certaines conditions imposées par Rabat, qui a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran pour la deuxième fois en mai 2018.

Du temps perdu

Bien que rien d’officiel n’ait été enregistré, le politologue Abderrahim El Allam se dit favorable à cette reprise, soulignant que «la rupture des relations en 2009 [Le 6 mars 2009, ndlr] a nuit aux deux pays et leur rétablissement serait bénéfique, car il existe des relations historiques qui, bien que perturbées, sont toujours présentes». Cette première rupture, survenue à la suite des déclarations de responsables iraniens affirmant que Bahreïn était la 14e province de l’Iran, demeure «étonnante», selon lui.

Le professeur de sciences politiques à l’Université Cadi Ayyad pointe ce paradoxe: «Bien que la crise irano-golfique a conduit à cette rupture, des pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite, les Émirats et le Sultanat d’Oman, ont maintenu leurs relations diplomatiques avec l’Iran». «Un pays comme l’Arabie saoudite n’a pas expulsé les ambassadeurs (l’ambassadeur à Riyad et l’ambassadeur à l’Organisation de la coopération islamique)», relève le politologue.

Prosélytisme chiite

Autant dire que le Maroc se sera montré dans la gestion de ces ruptures pas très bilatérales «plus royaliste que le roi» en maintenant sa position alors que les nuages de la crise irano-golfique se sont dissipés, surtout avec la récente intermédiation sino-russe. Toutefois, plusieurs points de discorde qu’on peut qualifier de bilatéraux, ont motivé l’action de Rabat en 2009 et 2018: le prosélytisme chiite au Maroc et le soutien aux séparatistes du Polisario.

«Rabat a constaté l’existence d’activités de prosélytisme chiite au Maroc et ailleurs, notamment dans les rangs de la diaspora marocaine en Belgique, profitant du capital sympathie que les Marocains ont pour la descendance du prophète», explique le politologue Mohamed Tajeddine El Housseini.

Si cet argument a été brandi à deux reprises par le Maroc et reste un élément déterminant pour une éventuelle reprise du dialogue entre les deux diplomaties, d’autres facteurs géopolitiques sont venus imposer à Téhéran de descendre de sa tour d’ivoire pour réadapter sa politique aux nouvelles donnes.

«Refroidissement des fronts»

Abderrahim El Allam évoque à ce titre l’essor de la «stratégie de refroidissement des fronts» après que le slogan d’«unité des fronts» invoqué par Téhéran avec ses alliés chiites, en l’occurrence les Houthis au Yémen, la résistance islamique en Irak (Hachd al-Chaabi), le Hezbollah au Liban et le Hamas palestinien, s’est avéré être un piège qui s’est refermé sur l’Iran.

Les signaux envoyés par l’Iran à travers une certaine presse, mais également à tarvers des sorties médiatiques de diplomates tels que l’ancien attaché culturel en Algérie, Amir Mousavi, qui, dans un entretien avec Assahifa, a indiqué que les conditions d’un «rapprochement historique» imminent entre Rabat et Téhéran «ont mûri grâce aux répercussions des guerres à Gaza et au Liban, lesquelles ont facilité l’activation de canaux de communication directs et indirects entre les deux parties», vont dans ce sens.

Tajeddine El Hosseini pense, dans le même sens, que «le positionnement que l’Iran est en train de prendre est en liaison avec la situation qu’elle traverse dans l’échiquier Moyen-oriental et dans le Golfe arabe».

Changement de paradigme

Pointant l’affaiblissement des bras par lesquels l’Iran exerce et étend son influence, notamment le Hamas, bien qu’il ne soit pas chiite, le Hezbollah avec l’assassinat de Hassan Nasrallah – qui a fragilisé le parti au sein même du Liban –, le politologue met en relief «la recherche iranienne d’une normalisation des relations avec le groupe arabo-islamique» dans le cadre de ses efforts pour améliorer sa position régionale et internationale.

Après la reconstruction des liens solides avec certains pays arabes avec lesquels elle a entretenu des relations tendues, notamment l’Arabie saoudite, les Émirats et le Bahreïn, la République islamique est passée à l’ouverture des voies de coopération économiques en raison des pressions économiques et financières que subit la république des Mollahs suite aux sanctions internationales en liaison avec son programme nucléaire.

Une éventuelle reconstruction des liens avec le Maroc serait bénéfique pour les deux pays, du point de vue d’Abderrahim El Allam. «Le marché iranien a besoin de produits marocains, en particulier le phosphate et ses dérivés, et le Maroc, en tant que porte d’entrée vers l’Afrique, est également important économiquement pour l’Iran. De plus, le marché marocain a besoin de produits iraniens comme le pétrole, etc.», a-t-il relevé.

Coopération économique, mais…

Cette volonté de trouver des voies de coopération économique avec le Maroc ne pourrait se concrétiser que par une reconnaissance ou du moins une neutralité concernant la question du Sahara marocain, souligne Tajeddine El Housseini.

«Le Maroc a certainement ses conditions. Comme mentionné dans le discours royal, la question de l’intégrité territoriale est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international, le Royaume compte bien mesurer la sincérité des amitiés et l’efficacité des partenariats à établir, y compris dans le domaine économique», a souligné le spécialiste des questions internationales et de la politique étrangère marocaine.

L’avenir des relations est donc étroitement lié à la position sur la question du Sahara. «Le Roi a indiqué, dans un discours royal à l’occasion de la Fête de la Révolution du Roi et du Peuple d’août 2022, qu’à partir de maintenant, la question de l’intégrité territoriale sera le critère décisif pour évaluer la sincérité des amitiés et l’efficacité des partenariats», a-t-il ajouté. En d’autres termes: «Le Maroc n’engagera aucune coopération significative ou partenariat rentable à moins que l’autre partie prenne une position claire et explicite sur la question du Sahara marocain».

Des conditions et des compromis en vue 

Pour ce professeur des relations internationales et du droit international à l’Université Mohammed V, «le minimum pour le Maroc serait de considérer l’autonomie comme la meilleure solution pour résoudre ce conflit».

«Peut-être que le Maroc ne demandera pas officiellement de reconnaissance, mais au moins, il est légitime d’attendre la cessation du soutien militaire au Polisario et de la coopération médiatique de l’Algérie», a-t-il nuancé, ajoutant: «À la rigueur, le Maroc pourrait accepter une neutralité passive. Dans ce cas, nous pourrions assister, au début, à l’ouverture d’un bureau de liaison avant un retour progressif à une relation normale, voire à la réouverture de l’ambassade».

Interpellé par H24info sur le seuil sans lequel le Maroc ne peut accepter la normalisation avec l’Iran, Tajeddine El Housseini souligne qu’en plus de la question du Sahara, l’autre point de discorde à régler est de mettre fin au prosélytisme chiite visant les citoyens marocains, notamment dans le nord et dans les rangs de la diaspora.

Contrairement à El Allam qui minimise cet aspect en mettant en avant les ressemblances des cultures religieuses des deux pays, l’expert des relations internationales souligne: «Le Maroc reste attaché à sa pratique du rite malékite, ainsi qu’à ses valeurs de tolérance, de modération et d’équilibre religieux».

Leadership religieux en Afrique de l’Ouest ?

La guerre d’influence sur le terrain religieux entre ces deux « puissances religieuses » n’est un secret pour personne. Fin janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita avait affirmé, lors d’une réunion de la Commission des Affaires étrangères à la Chambre des représentants que «la sécurité spirituelle du Maroc et de l’Afrique figure parmi les priorités du royaume visant à contrer les visées iraniennes sur le continent».

Le Maroc, qui forme chaque année des centaines d’imams et de prédicateurs africains au sein de l’Institut Mohammed VI pour la formation des imams (près de 3.000 en 2022), n’est pas prêt à laisser s’installer une idéologie étrangère à la culture de la région.

Interpellé sur l’éventualité d’un compromis maroco-iranien à ce propos, le spécialiste du droit international a noté que «malgré les relations étroites qu’il entretient avec plusieurs pays africains dans le domaine religieux, le Royaume n’interviendra pas dans les affaires religieuses des autres pays, sauf si cela concerne la protection de ses propres citoyens contre toute tentative de conversion au chiisme».

Ce «rapprochement historique» imminent demeure tributaire donc d’un retrait du soutien au Polisario, du respect de la sécurité religieuse du Maroc et de la cessation des actions menaçant la sécurité spirituelle de la région. Il pourrait, comme l’a souligné Amir Mousavi, «ébranler les calculs des puissances régionales» qui redoutent que ce rapprochement ne devienne une menace stratégique pour leurs intérêts, y compris notre voisin de l’Est qui ne cesse de perdre des alliés à sa cause perdue.

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