« Tahrir Beach »: à Bagdad, sous les pavés la plage

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C’est une langue de sable, le long du Tigre. On y fait du hip-hop, on tape dans un ballon et on fume la chicha. Au coeur de Bagdad, à deux pas de la désormais célèbre place Tahrir, la génération post-Saddam continue sa révolution. A la plage.

« Nos dirigeants nous ont privés de tout: de nos droits, de notre argent, de notre dignité… Ici nous découvrons simplement le goût de la liberté », sourit Ammar Salah, 20 ans.

Au chômage et sans le sou, Ali vient s’enivrer de ce qui reste du vent de révolte qui secoue l’Irak depuis octobre.

« Nous n’avons plus rien à perdre, nous ne bougerons pas tant que les voleurs au pouvoir ne seront pas partis! », clame-t-il, avant de reprendre, pieds dans le sable, sa partie de foot.

A proximité directe de Tahrir, épicentre de la révolte, la « plage », comme l’appellent ses occupants, a gardé l’ambiance bon enfant et presque carnavalesque des beaux jours de la jacquerie.

« C’est ici que l’on retrouve la magie des débuts du mouvement », constate Ali, journaliste habitué des lieux.

Car à mesure que la répression s’est accrue –460 morts et 25.000 blessés–, et que le campement autogéré de Tahrir s’est organisé, l’esprit a changé.

« La mobilisation est moindre, les têtes ont changé, miliciens et espions ont infiltré les manifestants », regrette-t-il. L’influence des partisans du leader populiste chiite Moqtada Sadr s’y fait également de plus en plus sentir.

– « De la joie! » –

La « plage » court sur la rive est du Tigre, entre les ponts Senek et al-Joumhouryia, où les forces de l’ordre bloquent l’accès à la Zone verte bunkerisée.

Dans ce quartier de la rue Rachid, les maisons de briques centenaires aux balcons de bois travaillés, aujourd’hui délabrées, racontent la gloire passée de la ville. D’affreuses bâtisses modernes sont venues défigurer le paysage, avec les inévitables T-wall, ces tristes pans de béton anti-attentat, désormais couverts de graffitis libertaires.

Touk-touks rouges et jaunes –taxi des pauvres devenu emblème révolutionnaire–, déversent sur cette corniche leurs passagers tout sourire, accueillis par des alignements de narguilés gratuits.

La dune est en partie occupée par de naïfs mausolées improvisés, cernés de fleurs séchées: un casque de chantier, un t-shirt ensanglanté, des drapeaux irakiens couchés sur le sable rappellent les « martyrs » tombés sur les barricades.

 

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Leurs portraits ornent les tentes de fortune où les plus motivés passent la nuit. Les couleurs noire, rouge et blanche du pays flottent au vent, aux côtés d’un fanion du FC Barcelone.

« Interdit de jeter vos poubelles », intiment des calicots collés sur les tentes. Chacun nettoie son carré de sable, veut montrer son civisme pour le « nouvel Irak ». Et peu importe si l’endroit est jonché d’ordures.

Sous Saddam Hussein, puis pendant la guerre civile, il était impensable de se balader ici, près des palais du dictateur, puis de la Zone verte de l’occupant américain. « C’était trop dangereux! Il n’y avait personne, juste des chiens la nuit », se souvient Ayman, un ancien riverain.

Avec cette plage, toute une nouvelle génération se réapproprie les berges du Tigre. « Nous avons tant pleuré, nous voulons maintenant de la joie! », proclame l’un des innombrables slogans bombés sur un mur crasseux.

– Position du chien –

Les violences semblent bien loin. Trois adolescents tentent de dégager la roue arrière d’un scooter ensablé à force de « wheeling » (roue arrière). Des jeunes en t-shirts moulants et pantalons relevés sur les mollets, jouent au volley-ball autour d’une corde effilochée.

Une sono capricieuse crache techno irakienne et tube rap « I got love », annonçant un concours de danse hip-hop sur un carré de lino. Bandana autour du crâne, deux gaillards gonflés à la testostérone virevoltent et tournent sur la tête, sous les applaudissements.

La veille, c’était un cours de yoga, dont les photos improbables de costauds barbus en position du chien ou pieds en l’air ont fait les délices des réseaux sociaux.

 

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La foule reste majoritairement jeune, masculine. Et pauvre. A l’image de Sofiane, 26 ans, le bras déformé par la poliomyélite, qui n’a « jamais touché la moindre allocation » pour sa maladie et veut croire que les manifestations vont « tout faire changer ».

Quelques filles se promènent, cheveux au vent. On leur jette des regards discrets. D’autres sirotent un coca en regardant des danseurs à la coiffure gominée qui se déhanchent au rythme de chansons contre les « politiciens pourris ».

Seau à la main, des bambins bricolent des châteaux de sable. Les parents, mamans voilées et pères la cigarette au bec, surveillent distraitement. En contrebas, des ados turbulents s’éclaboussent dans les eaux saumâtres du fleuve.

Certains filment, comme incrédules, téléphone en main. « Ces scènes étaient inimaginables il y a encore quelques mois », s’ébahit Ali. Avant de s’assombrir: « pas sûr que cela va durer ».

 

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