Syrie: Lafarge aurait versé près de 13 millions d’euros aux groupes terroristes

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Cette somme aurait été versée par la filiale locale du cimentier entre 2011 et 2015 pour faire tourner la cimenterie syrienne. L’ONG Sherpa, partie civile dans ce dossier, accuse par ailleurs le groupe d’entrave à la justice.

Le chiffre exact n’avait jusqu’ici jamais été dévoilé. Lafarge aurait donc versé près de 13 millions d’euros (environ 15,2 millions de dollars) à des groupes armés en Syrie entre 2011 et 2015 pour continuer à faire tourner sa cimenterie de Jalabiya, malgré la guerre. Ce chiffre est celui retenu par les trois juges d’instructions chargés de l’enquête en cours pour financement du terrorisme. Extrait du rapport interne commandé par Lafarge au cabinet américain Baker et McKenzie, il a été dévoilé hier par l’ONG Sherpa, partie civile dans cette affaire. «Dans le cadre de l’instruction, il est retenu exactement ce chiffre: 12.946.000 euros versés par Lafarge entre 2011 et 2015 au profit d’organisations terroristes parmi lesquelles le groupe État islamique», a déclaré Marie Dosé, avocate de Sherpa.

Jusqu’ici, les sommes évoquées étaient de quelques centaines de milliers d’euros. Le montant retenu par les juges d’instructions est donc bien plus important. Selon les enquêteurs, les paiements ont continué même après la fermeture de l’usine en septembre 2014 car «le contenu des silos de la cimenterie a été lui aussi vendu», affirme William Bourdon, le fondateur de Sherpa.

Selon l’ONG, il ressort des investigations que la majeure partie de cet argent a été reversé directement ou indirectement aux djihadistes de Daech par la filiale syrienne de Lafarge, LSC, «au titre de rachat de matières premières et au titre de paiements des intermédiaires chargés de rémunérer ces groupes pour que se poursuive l’exploitation de l’usine», explique Marie Dosé. Dans le détail, environ 5,6 millions de dollars ont été versés à des fournisseurs de LSC, dont sept situés à Raqqa, jusqu’à récemment capitale de Daech en Syrie. Environ 10 millions de dollars ont servi à des «paiements de sécurité». Pour ces derniers, l’un des intermédiaires n’était autre que l’actionnaire syrien de LSC, l’homme d’affaires Firas Tlas, fils d’un ancien ministre de la Défense de Syrie. «Les éléments documentés par les magistrats instructeurs établissent que la majorité de ces sommes a été versée par différents truchements, les check points ou les matières premières, à Daech», souligne William Bourdon.

Sherpa, qui demande la mise en examen de la personne morale Lafarge SA, accuse la société de ne pas coopérer avec la justice en dissimulant des informations indispensables à la poursuite de l’enquête. Lafarge «ment quand il affirme pleinement collaborer avec les enquêteurs», assure Maire Dosé. Avant la perquisition menée au siège du groupe à Paris, les 14 et 15 novembre, «les ordinateurs ont été passés à l’eau de javel pour empêcher la justice de travailler», a-t-elle affirmé. Selon elle, le cimentier refuse notamment de communiquer 9000 des 15.000 documents qui ont servi de base à l’enquête interne de Baker et McKenzie.

Les juges d’instruction, qui pilotent cette enquête depuis juin, semblent dresser un constat similaire: «Des éléments essentiels ne se trouvaient plus au siège lorsque la perquisition a été effectuée», ont-ils récemment relevé, d’après une source proche du dossier. «L’intégralité de la comptabilité susceptible d’impliquer la personne morale n’a pas été davantage transmise. Seule une faible partie des pièces susceptibles d’avoir été exploitées par le cabinet d’avocats Baker et McEnzie a été transmise», ont-ils ajouté. Lafarge, qui depuis 2015 a fusionné avec le géant suisse Holcim, a rejeté ces accusations: «Des milliers de pièces ont été remises aux juges par le groupe ou saisies à l’occasion de la perquisition», a-t-il affirmé.

Des pressions sur les anciens cadres

Ces accusations marquent en tout cas un nouvel épisode dans cette affaire après la mise en examen de six anciens dirigeants pour «mise en danger de la vie d’autrui» et «financement d’une entreprise terroriste», dont l’ex-PDG de Lafarge, Bruno Lafont, et l’ex-directeur général de LafargeHolcim, Éric Olsen. Sherpa assure que deux mis en examen ont fait état de «propositions d’accord du groupe pour soit acheter leur silence, soit devancer les interrogations qui pourraient leur être soumises». Sur cette base, l’ONG demande au parquet de diligenter une enquête «pour entrave à l’exercice de la justice». Encore une fois, Lafarge a réfuté ces accusations: «Nous contestons fermement que la société ait cherché à restreindre de quelque manière que ce soit le droit de ses employés ou ex-employés de se défendre dans une procédure judiciaire», a déclaré à l’AFP le cimentier.

Le rôle des autorités françaises en question

L’ONG ne compte pas en rester là. Elle se tourne également vers les autorités françaises qui, dans cette affaire, ont selon elle fait preuve de «frilosité», de «complaisance» voire de «complicité». Des cadres et responsables du cimentier français ont relaté aux enquêteurs que la décision de se maintenir en Syrie avait reçu l’aval du quai d’Orsay. Entendu par les enquêteurs, Eric Chevallier, ex-ambassadeur de France pour la Syrie, a démenti avoir rencontré les dirigeants de Lafarge après la fermeture de l’ambassade en 2012. «Leur demander ou les inciter à rester était contraire aux consignes, je ne leur aurais jamais dit ça», a-t-il assuré. «Il y en a manifestement un de nous deux qui ment», a rétorqué Christian Herrault, ex-directeur général adjoint du cimentier, mis en examen.

Par ailleurs, dès septembre 2014, peu de temps avant que l’EI prenne le contrôle du site, plusieurs télégrammes diplomatiques à destination de la direction générale du Trésor faisaient état de la situation de Lafarge en Syrie. Or «il a fallu attendre un article dans Le Monde près de deux ans plus tard pour qu’une enquête soit ouverte», a déploré Marie Dosé. «Qui nous dit qu’entre-temps, une partie de l’argent versé à l’EI n’a pas servi à financer un attentat en France?», s’interroge-t-elle.

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