En Turquie, «insulte au président», le délit qui ratisse large

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Sedef Kabas, journaliste turque, avant un procès à Istanbul le 6 octobre 2015. (Photo AFP)

La journaliste turque Sedef Kabas entame mardi son deuxième mois de détention pour « insulte au président »: un délit de plus en plus courant qui permet d’étouffer les voix critiques à 16 mois de la présidentielle, estiment les observateurs.

D’ores et déjà, Mme Kabas, 52 ans, est la journaliste qui aura passé le plus de temps en prison pour ce délit, relève Reporters sans Frontières (RSF). Lors d’une émission de télévision, elle avait cité un vieux proverbe affirmant qu’une tête couronnée devient généralement plus sage, et ajouté: « on voit bien que c’est faux ».

La journaliste avait réitéré sa comparaison, jugée désobligeante pour le président Recep Tayyip Erdogan et son régime, sur son compte Twitter suivi par 900.000 abonnés.

Trois semaines plus tard, Sedef Kabas a été formellement inculpée, sa demande de remise en liberté rejetée et le chef de l’Etat lui réclame 250.000 livres turques (plus de 16.000 euros) de dommages et intérêts.

Elle sera jugée le 11 mars et risque, cumulé, 12 ans et dix mois de prison pour insulte au président et à deux de ses ministres.

« Cette loi antidémocratique de lèse-majesté est devenue un outil de répression qui illustre la politique autoritaire du gouvernement », dénonce le représentant de RSF en Turquie, Erol Onderoglu.

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Pour lui, le délit d’insulte au président – article 299 du code pénal dont RSF demande l’abrogation – « permet de réduire au silence les critiques et d’affaiblir les médias ».

La Cour européenne des droits de l’homme s’est émue en novembre dernier du recours abusif à l’article 299.

– « Respect de la fonction » –
Et le chef de l’Etat a prévenu que le cas de Mem Kabas « ne restera pas impuni » et en a appelé « au respect et à la protection de la fonction » présidentielle.

« Ca n’a rien à voir avec la liberté d’expression », a insisté M. Erdogan.

Peu après, huit mandats d’arrêt étaient lancés, dont un contre le nageur olympique Derya Buyukuncu, pour des messages sur Twitter tournant en dérision le Covid du président, testé positif (sans symptômes) ainsi que son épouse.

31.000 mises en examen pour outrage

En 2020, plus de 31.000 personnes ont été mises en examen pour outrage présumé au président et 36.000 en 2019, selon les statistiques judiciaires officielles, qui n’en relevaient que quatre en 2010.

Plus générique que l’accusation de « terrorisme », la plus répandue après la tentative de coup d’Etat de 2016, celle d’insulte au président vise plus large, relève Sumbul Kaya, chercheuse à l’Irsem, l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire de Paris.

« Ce délit permet de s’attaquer aux citoyens ordinaires », estime-t-elle, décelant une « rétraction du pouvoir dans le judiciaire » alors que la Turquie traverse une crise économique qui altère la popularité du chef de l’Etat dans la perspective d’une réélection en 2023.

Le délit « d’insulte aux fonctionnaires » existait de longue date, mais celui d’insulte au président, bien plus fréquent désormais, a été créé en 2005 sous la houlette de l’AKP, le parti de M. Erdogan, au pouvoir depuis 2002, explique Mme Kaya.

« Avec l’exemple du nageur, le président Erdogan a estimé que la fonction était attaquée mais il s’agissait de sa personne: on glisse de la protection de la fonction vers celle de la personne du président », appuie-t-elle.

Pour Ahmet Insel, économiste et politologue, « l’usage massif de l’article 299 vise à bâillonner toute expression fortement critique contre la personne (du président) ».

« Beaucoup de journalistes et d’avocats sont incarcérés sous l’accusation de propagande d’organisation terroriste, mais quand on ne peut pas l’appliquer, comme dans le cas de Sedef Kabas, les avocats d’Erdogan déposent une plainte au titre de l’article 299 ».

Cette évolution répond selon lui à la « conception très autocratique de la fonction présidentielle par Erdogan, devenu en 2018 à la fois chef d’Etat, chef de gouvernement et chef du parti au pouvoir ».

Les observateurs pointent encore l’extrême jeunesse du procureur d’Istanbul – diplômé en 2018 – qui a inculpé Mme Kabas.

« Plus de 4.000 juges et procureurs ont été révoqués depuis 2016 et remplacés par de jeunes avocats proches de l’AKP, après des procédures (de recrutement) opaques », accuse M. Insel, qui affirme que « les ordres viennent d’en haut, directement du palais présidentiel ».

Près d’une trentaine d’organisations internationales de défense des journalistes ont réclamé la remise en liberté immédiate de Sedef Kabas.

La Turquie figure à la 153ème place au classement mondial de la liberté de la presse de l’ONG Reporters sans frontières.

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