Corée du Nord: «Il faut bombarder la population, oui… mais à coup d'informations!»

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Pierre Rigoulot souligne l’inefficacité des sanctions contre la Corée du Nord, qui non seulement poursuit ses essais nucléaires, mais reste surtout un État totalitaire. Il faut au contraire transformer le pays de l’intérieur. Est-ce l’objectif de Donald Trump, qui va rencontrer le dirigeant coréen prochainement ?


Pierre Rigoulot est Directeur de l’Institut d’histoire sociale (fondé par Boris Souvarine en 1935), il a publié Corée du Nord. État voyou (Buchet/Chastel, 2007). Il propose dans son dernier livre, Pour en finir avec la Corée du Nord (éd. Buchet/Chastel, mars 2018) une nouvelle approche internationale du problème nord-coréen.


On apprend que Donald Trump et Kim Jong-eun se verront d’ici mai. C’est historique! À qui profite cette rencontre?

 Pierre RIGOULOT.- La Corée du Nord a maintenant un arsenal nucléaire respectable et veut calmer aujourd’hui le jeu pour semer la zizanie entre les dirigeants américains et ceux de Corée du Sud, pour faire douter l’ONU de la légitimité des sanctions qui pèsent sur eux et pour inciter le Sud à leur apporter une aide économique. Cette rencontre arrive un peu comme la cerise sur le gâteau! Avec ce dégel, la Corée du nord peut espérer un moratoire sur les sanctions économiques dont elle fait l’objet, voire des aides de la part d’ONG.

Pour les Américains à présent, c’est aussi un joli coup: depuis plusieurs mois, la situation était bloquée, car ils ne pouvaient plus compter sur les Chinois pour faire pression sur Pyongyang. Il fallait trouver autre chose, et Donald Trump a depuis toujours laissé une porte ouverte au dialogue, malgré les échanges de noms d’oiseau! En mai dernier, il déclarait déjà qu’il serait honoré de pouvoir rencontrer Kim Jong-eun. C’est aussi pour lui une façon de montrer qu’il garde le contrôle, tout en mettant la Chine de côté. Sa politique finit par payer.
Pourtant, Donald Trump était loin d’avoir avec la Corée du nord la «patience stratégique» d’Obama! N’est-il pas allé trop loin dans ses provocations?
Je ne vous suis pas. La première provocation consiste à lancer des missiles ou à faire des essais nucléaires alors que l’ONU l’interdit. Ensuite, c’est vrai, le ton est monté et Donald Trump a prévenu: si la Corée du Nord menaçait les États-Unis ou même leurs bases militaires comme Guam, elle risquerait de se trouver bombardée. J’aime autant un président américain qui fait savoir clairement que «toutes les options sont sur la table» qu’un président qui «patiente» et laisse la main à d’autres! Et puis, il faut juger une politique à ses fruits: les noms d’oiseaux n’ont pas empêché la baisse actuelle des tensions.

Un chef encensé, une

idéologie unique et

obligatoire, une absence

totale de libertés, des

exécutions publiques, des

camps de concentration…

En aparté dans votre livre, vous racontez votre propre expérience de la Corée du Nord, que vous connaissez depuis trente ans maintenant: vous parlez d’un pays «époustouflant» et «surréaliste». Pourquoi?
Ce n’est pas une expérience de terrain. Il y a une vingtaine d’années, les gens de la Délégation générale de la RDPC – le nom à mourir de rire de la Corée du Nord – m’ont menacé par téléphone: j’allais «payer» parce que je leur «cassais les pieds» avec les droits de l’homme. J’ai porté plainte, j’ai prévenu le Quai d’Orsay et la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale et ça s’est arrêté là. Mais, même dans l’hypothèse improbable où l’on m’accorderait un visa, je n’ai guère envie de risquer ma vie en me rendant en Corée du Nord.
Il est vrai que le pays me fascine. Je dirige un Institut de recherches sur le totalitarisme. Je suis servi! Un chef encensé, une idéologie unique et obligatoire, une absence totale de libertés – d’expression, d’information, de circulation, d’association, de religion -, des exécutions publiques, des camps de concentration, de grandes parades exaltant un individu inexistant sans le collectif qui lui donne sens, des gens qui crèvent de faim mais un arsenal nucléaire flambant neuf, qui dit mieux dans le genre? On trouve pourtant, même en France, des gens pour trouver cela acceptable et pour se réjouir que ce régime tienne tête aux méchants Américains. Ceux-là, oui, peuvent aller là-bas sans crainte.
Les essais nucléaires nord-coréens sont de plus en plus fréquents, en particulier depuis 2017, et sont à chaque fois l’objet d’une intense médiatisation. Pourtant, la menace coréenne est loin de se limiter à sa seule puissance de feu nucléaire…
Ce sont les Nord-Coréens qui donnent l’impression d’être obnubilés par le nucléaire. Le 12 décembre dernier – ce n’est pas si loin – Kim Jong-eun déclarait vouloir faire de son pays la plus grande puissance nucléaire du monde! Là, il déraillait un peu et cherchait à faire oublier ses autres armes, chimiques et biologiques, qui suffisent à faire réfléchir quiconque voudrait frapper la Corée du Nord. Il n’est pas étonnant qu’il ait livré récemment à la Syrie de quoi s’équiper dans ce domaine. Il n’y a pas de raison que le demi-frère de Kim Jong-eun, récemment empoisonné, soit le seul à profiter des progrès de la chimie nord-coréenne! Ils ont un arsenal biologique également. Et avec une capitale sud-coréenne à quelques dizaines de kilomètres seulement, on peut faire des dégâts terribles. Les Nord-Coréens travaillent aussi à perfectionner des drones ; ils forment des hackers qui ont déjà fait leur preuve. Évidemment, le nucléaire est symboliquement plus terrifiant, et les armes chimiques et biologiques plus scandaleuses… Il vaut mieux brandir les premières.
Vous écrivez également que le régime nord-coréen affame volontairement sa population. Pourtant, vous dites que l’aide alimentaire occidentale n’est pas toujours souhaitable, car elle a en réalité conforté le régime en lui évitant ainsi d’avoir à nourrir ses habitants?

Grâce à l’aide humanitaire, le

Nord sous-traite en somme

ce qu’il ne fait pas lui-même :

s’occuper du bien-être de sa

population.

Il l’affame volontairement en ce sens qu’il fait le choix de tout miser sur la puissance de l’État et de l’armée, en particulier sur son arsenal nucléaire. Officiellement, Kim Jong-eun annonce qu’il fera de la Corée du Nord un pays riche doté aussi d’une grande force militaire. En fait il «bichonne» sa force nucléaire, assure à sa famille et secondairement aux cadres du régime une vie décente. Les autres, ceux qu’on ne voit pas à la télévision, sont rationnés, ne mangent pas à leur faim et manquent de médicaments. C’est un choix volontaire, oui… Quant à l’aide occidentale et sud-coréenne, elle est une sorte d’incitation à prolonger des périodes de détente, à lever la méfiance, les soupçons. Ce choix est à mon avis totalement instrumentalisé par le Nord qui sous-traite en somme ce qu’il ne fait pas lui-même: s’occuper du bien-être de sa population. Vous avez enfin un certain nombre d’associations, y compris américaines, dont les dirigeants idéalistes font un travail bénévole d’aide humanitaire sans se rendre compte qu’ils sont ainsi intégrés au fonctionnement du système nord-coréen.
En résumé, pourquoi jugez-vous que la politique internationale actuelle vis-à-vis de la Corée du nord ne peut pas aboutir?
Il s’est agi seulement – ce n’est pas rien mais ce n’est pas la totalité du problème nord-coréen – de l’empêcher de se bâtir un arsenal nucléaire. Eh bien, c’est raté. Cet arsenal, elle l’a et je ne vois vraiment pas comment on pourrait l’amener maintenant à le détruire! Les Américains ont joué la carte chinoise car ils savaient que les Chinois, en supprimant toute exportation énergétique vers la Corée du Nord pourraient, pas immédiatement mais à moyen terme, mettre la Corée du Nord à genoux. Or, cela, les Chinois ne le veulent pas. Ils n’approuvent pas la poursuite des essais nucléaires. Ils ne tiennent pas à une péninsule coréenne instable qui éloigne les investisseurs de la région. Mais ils ne veulent pas non plus d’un vide de pouvoir que ne manquerait pas de combler la Corée du Sud, alliée des États-Unis. Les Chinois se sont donc montrés plutôt retors. Ils ont voté des sanctions de plus en plus sévères, mais pas létales pour le régime de Pyongyang. Ils n’ont pas été très rigoureux non plus dans leur application effective. Donald Trump a-t-il d’autres moyens de pression pour faire agir les Chinois? La guerre commerciale sino-américaine qui pourrait se déclencher si Trump augmentait les droits de douanes, notamment sur l’acier chinois, est une vraie menace pour Pékin. On ne parle pas de la Corée du Nord à propos de cette éventuelle guerre commerciale. Mais je serais étonné que Donald Trump n’y pense pas. Et ça ne date pas d’aujourd’hui: dans mon livre, je l’évoque déjà.
Vous proposez justement «une nouvelle approche», affirmant: «on ne changera pas le régime nord-coréen de l’extérieur, mais on y arrivera peut-être de l’intérieur». Sur quels piliers repose cette approche alternative?
Je dis surtout que l’affaire est cuite en ce qui concerne l’arsenal nucléaire. Même l’énorme puissance militaire américaine ne peut prendre le risque de quelques frappes sélectives sans risquer des représailles terribles sur Séoul voire sur Tokyo. Reste une voie étroite mais ouverte: elle consiste à faire de la Corée du Nord un pays comme les autres – en clair d’en finir avec l’armistice de 1953 et de signer la paix avec elle. Pyongyang aura un prétexte de moins pour se présenter comme une forteresse assiégée. C’est ce que nous trouverons au bout des rencontres qui se profilent entre le Nord et les États-Unis. Elle consiste en même temps à maintenir les sanctions – parce qu’il n’y a aucune raison de laisser un pays braver les décisions du Conseil de sécurité de l’ONU. Le premier ministre japonais vient de rappeler que ces sanctions doivent être maintenues. Et, troisième aspect indispensable: il faut bombarder le pays non pas avec des missiles mais avec de l’information. Il faut que les Nord-Coréens aient accès au monde extérieur, ne vivent plus dans une prison, sachent ce qui se passe, de bien et de moins bien, dans le reste du monde.

L’Union soviétique s’est

effondrée alors qu’elle

possédait environ 10 000

têtes nucléaires.

Pensez que pendant ces jeux olympiques de l’ouverture et des sourires, aucun athlète ou officiel nord-coréen n’a pu se promener librement! Pensez que les téléspectateurs nord-coréens n’ont eu que des images de leur délégation, en particulier de la sœur du chef! Dans une Corée du Nord devenue post-totalitaire, sa force nucléaire ne sera pas aussi dangereuse qu’elle l’est entre les mains de la tyrannie. C’est ce que j’ai voulu dire en intitulant mon livre Pour en finir avec la Corée du Nord ! Oui, il faut en finir avec l’État totalitaire nord-coréen. Faire entrer des images, des textes et des sons, les mettre à la disposition de la population, voilà la seule guerre que je préconise. L’Union soviétique s’est effondrée alors qu’elle possédait environ 10 000 têtes nucléaires. La Corée totalitaire peut donc être rejetée par un peuple informé malgré la présence d’une vingtaine de missiles nucléaires…
Le président sud-coréen Moon Jae-in a annoncé mardi soir que le dictateur nord-coréen serait maintenant disposé à renoncer à ses armes nucléaires si la sécurité de son pays était garantie et qu’il n’était plus visé par aucune menace militaire. Est-ce que vous trouvez cette hypothèse crédible?
Le président du Sud est plus poli que vous et ne parle pas de «dictateur». Il fait comme si la Corée du Nord était un pays semblable au sien. Or elle ne l’est pas. Comment garantir la sécurité d’un pays qui abrite des camps de concentration, maintient sa population dans la misère et lui fait subir la pire des oppressions politiques? Kim Jong-eun nous prend pour qui? Il faudrait garantir l’existence de camps, l’absence de libertés et la misère organisée? Quant au sentiment d’être menacé, à partir de quand commence-t-il? Pouvons-nous laisser se poursuivre les trafics d’armes et de drogues organisés par l’État nord-coréen ou la fourniture de matériel pour produire du gaz à la Syrie? Or, toute réaction du monde libre sera considérée comme une menace par la direction nord-coréenne. Autant dire que les conditions d’abandon du nucléaire ne seront jamais réunies tant que le régime en place existera.
Concilier «realpolitik» et attachement à la défense des droits de l’homme, n’est-ce pas une gageure?
Je ne défends pas tel ou tel des droits de l’homme en Corée du Nord. Les individus n’y ont aucun droit parce qu’aucun individu libre n’est reconnu dans ce système. Je dis seulement que si nous voulons, en évitant un feu d’artifice nucléaire, libérer 25 millions d’êtres humains du pire totalitarisme, un certain nombre de mesures doivent être prises. Ce n’est pas l’objectif premier de Donald Trump mais nous allons bien voir ce qui va sortir de cette rencontre annoncée. 20 des 25 millions de Nord-Coréens ne mangent pas à leur faim et je ne me sens pas du tout «détendu» en pensant que le président américain va serrer la main du responsable de tant de misère et d’une telle oppression. Mais si l’ouverture de la Corée du Nord au monde extérieur est à ce prix, il doit même l’embrasser!

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