Stress, protocole et manque de protection… les urgences de Casablanca racontées par des internes

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Image d'illustration. DR

A Casablanca, seuls le CHU Ibn Rochd et l’hôpital Moulay Youssef sont en charge de l’hospitalisation des patients atteints du covid-19. Quid des autres hôpitaux? Comment s’organisent-ils? Entre stress et manque de protection, trois internes ont accepté de témoigner anonymement de leur quotidien aux urgences de différents hôpitaux de la capitale économique.

Depuis le début de l’isolement sanitaire, les directions de la majorité des hôpitaux nationaux ont adopté une stratégie de limitation maximum des hospitalisations. Les consultations et opérations non urgentes ont été déprogrammées pour éviter la surcharge et limiter la propagation du virus. Seuls les cas graves sont acceptés, et en cela, le service des urgences reste sensiblement sollicité.

Moins d’activité, plus de stress

Haroun*, médecin interne aux urgences du centre hospitalier préfectoral (CHP) de Hay Hassani, raconte à quel point la fréquentation des urgences a baissé car «les gens ont peur de venir à l’hôpital et attraper le virus». «Avant le coronavirus, je passais des gardes non-stop; la baisse de régime est assez spectaculaire. En une journée, je peux voir seulement 40-50 personnes, ce n’est rien du tout pour une population de plus de 300.000 personnes à Hay Hassani», constate-t-il.

Pour Sofia*, également interne au CHP de Hay Hassani, c’est l’inverse, «les gens viennent aux urgences parce qu’ils ont peur d’avoir le coronavirus». Même si elle reconnaît que «le nombre de patients aux urgences a diminué par rapport aux jours normaux», elle relève qu’environ «90% des consultations depuis le début de la pandémie sont seulement des cas de stress». «Pour n’importe quel symptôme, ils craignent d’avoir attrapé le virus. Par exemple, avec de simples douleurs à la gencive ou aux abdominaux, ils nous disent qu’ils souffrent du coronavirus», raconte la jeune étudiante en 7e année.

«La plupart font des crises après avoir regardé les informations», poursuit-elle, précisant qu’il s’agit majoritairement de personnes âgées, mais aussi beaucoup de quarantenaires. «On les met alors sous oxygène et on essaye de les rassurer en leur expliquant que s’ils respectent les règles du confinement et d’hygiène, ils n’ont rien à craindre. Je leur conseille de ne plus suivre les actualités et de rester zen à la maison. Je leur prescris également un comprimé de magnésium le soir pour les aider à se détendre», détaille Sofia.

Le personnel soignant subit lui aussi un grand stress, mais pour des raisons nettement plus réalistes quand on connait le manque de protections qui sévit actuellement dans les établissements de santé. «Moins d’activité certes, mais plus de stress pour nous, médecins, premiers exposés aux patients potentiellement infectés», énonce à son tour Adam*, interne au CHP de Ben M’sik, qui rappelle que 11 médecins ont été déclarés atteints du covid-19 jusqu’à présent. «On doit redoubler de vigilance. Même si tu fais attention, tu peux négliger un geste sans faire exprès et te mettre en danger».

«On voit arriver des personnes hyper anxieuses, dans un état psychologique lamentable. Les gens ont plus de mal à comprendre la maladie qu’à ressentir les symptômes. Tu te dis que c’est peut-être leur état psychologique qui va les tuer et non la maladie», renchérit Haroun, non sans ironie. Dans le même temps, le jeune homme admet qu’il est de plus en plus difficile de détecter les cas covid-19 depuis que des foyers locaux ont émergé au Maroc.

«Au début de l’épidémie, c’était plus simple de détecter les covid-19 car il s’agissait seulement des personnes ayant été en contact avec l’étranger. Aujourd’hui, on commence à avoir des cas locaux, et comme les symptômes sont proches de ceux de de la grippe, c’est plus compliqué de faire la part des choses», explique Haroun. «J’ai parfois peur de dire à quelqu’un de rentrer chez lui alors qu’il a peut-être le virus… alors j’aurais fait une faute professionnelle».

Protocole du patient suspect: « On utilise notre propre arbitre »

Dans le cadre du plan national de riposte contre les épidémies, mis en place par le gouvernement marocain, les cas suspects doivent être traités selon une procédure minutieuse dans chaque hôpital.

«Quand un patient suspect arrive aux urgences pour une symptomatologie x, il est d’abord reçu par un urgentiste ou un infirmier avant d’entrer en salle de consultation. Si tous les arguments sont regroupés, il passe dans la chambre d’isolement. On appelle alors l’institut Pasteur pour qu’ils viennent faire le prélèvement», explique Sofia qui précise que lors de chacune de ses deux gardes hebdomadaires, elle a enregistré jusqu’à présent une moyenne de deux patients suspects.

«Si un cas est positif, on le transfère au CHU Ibn Rochd ou à Moulay Youssef. Dans le cas contraire, on lui demande de rester confiné chez lui. Il peut arriver que le premier ou second jour de contamination, le virus ne soit pas encore déclaré», poursuit Haroun. Avant le prélèvement, le médecin est soumis à son propre libre-arbitre, basé sur les symptômes qu’il observe et les informations qu’il détient selon le questionnaire auquel répond le patient en consultation.

«On se dit que si la personne a été en contact avec l’étranger ou qu’elle a beaucoup de contacts par jour, le risque augmente drastiquement. Mais si c’est quelqu’un qui reste chez lui confiné, même s’il a tous les symptômes, on peut diagnostiquer une grippe car il n’a pas eu beaucoup de contacts. On essaye de jauger comme ça», ajoute l’interne du CHP de Hay Hassani.

«Dans 80% des cas, ça ressemble à une grippe donc nous hésitons pour le diagnostic», complète Adam, interne au CHP de Ben M’sik. «On suit la stratégie du ministère de la Santé qui n’est pas celle de l’Allemagne par exemple où pour un minimum de symptômes, on pratique un test (soit 500.000 tests/semaine). Au Maroc, pour faire un test, le questionnaire exige que le patient ait voyagé dans un pays endémique ou été en contact avec une personne elle-même suspecte. S’il présente une simple toux ou fièvre, on prescrit un traitement symptomatique et on le suit à distance».

«En fonction du symptôme, on examine soigneusement le patient. S’il a une fièvre, on cherche la cause de cette fièvre (angine, infection urinaire…). S’il se plaint d’une gêne respiratoire, on approfondit l’interrogatoire. Est-ce qu’il a des antécédents asthmatiques? Ou toute autre pathologie causant des difficultés respiratoires? La plupart du temps, il s’agit seulement d’une gêne due au stress et à la peur d’attraper le virus», réitère Sofia du CHP de Hay Hassani.

«Notre pays n’a pas la possibilité de faire un prélèvement à tout le monde, donc on utilise notre propre arbitre», justifie Haroun, précisant que selon ses informations, un seul cas positif a été détecté pour le moment au niveau de son CHU et transféré à l’hôpital Moulay Youssef. La semaine dernière, le ministère de l’Économie, des finances et de la réforme de l’administration a annoncé l’importation de Chine de 100.000 kits de tests rapides du coronavirus, acquis grâce au Fonds spécial pour gestion du covid-19 au Maroc.

 

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«On espère recevoir ces tests dans les jours qui viennent pour ratisser plus large et donner un maximum de chances aux personnes de savoir si elles sont contaminées», commente Haroun pour qui le nombre de cas réels au Maroc se compte plutôt en dizaines de milliers.

Surtout que «s’il y a aggravation des symptômes, ce sera trop tard pour le traitement médical. Le patient passe en réanimation et à ce stade, plus dangereuses encore que le coronavirus en lui-même sont les infections qu’il peut développer au sein de la réanimation; ça, c’est encore plus sévère que le coronavirus», indique Adam qui précise que l’hôpital Moulay Youssef commence à saturer et envoyer des patients vers l’hôpital de proximité de Sidi Moumen. Le CHU Ibn Rochd demeure consacré au traitement des cas de covid-19 les plus graves, notamment au sein de son service de réanimation.

Manque de protection:
« Seulement un masque pour 12 heures »

«Les hôpitaux publics seront saturés d’ici dix jours et les respirateurs viendront à manquer», prévoit Adam. «Rien qu’au CHU de Hay Hassani, on dispose seulement d’un respirateur au niveau du bloc opératoire; on n’a même pas de service de réanimation et on a qu’un seul réanimateur pour tout l’établissement. Ce qui signifie que s’il n’est pas là (en congés par exemple), tout s’arrête, on n’opère pas. C’est catastrophique et c’est aux dépends de la santé des Marocains», illustre Haroun.

En parallèle, le personnel soignant manque de dispositifs de protection. Depuis le début de la crise, les responsables des divers corps médicaux et pharmaceutiques n’ont eu de cesse d’alerter quant à la grave insuffisance de masques chirurgicaux et FFP2, ces derniers étant nécessaires aux personnels hospitaliers. Si bien que la plupart doivent s’approvisionner par eux-mêmes.

«A l’heure actuelle, les FFP2 sont presque impossibles à trouver ou alors à des prix exorbitants, à 70 DH l’unité. J’en ai achetés au début, mais j’ai vite arrêté car c’est trop cher. Je mets les masques que me donnent le ministère de la Santé et l’hôpital», témoigne Haroun qui s’empresse d’ajouter que «ce n’est pas suffisant». «Si moi j’ai un masque, les autres autour de moi n’en ont pas et la contamination est extrêmement facile. Tout le monde tousse, les germes circulent très aisément. Il faudrait que tous les maillons de la chaîne mettent un masque: les patients, médecins, infirmiers mais aussi les ambulanciers, les agents de sécurité…sinon ça ne sert absolument à rien».

Sofia aussi confie apporter avec elle son propre gel hydroalcoolique, savon, et se débrouiller pour trouver une sur-blouse dans un autre service. «Les médecins ont des protections, mais nous, en tant qu’internes, nous n’avons rien, et les infirmiers pas toujours…alors que nous sommes tous autant exposés. Quand les infirmiers ne sont pas disponibles, les internes font parfois passer eux-mêmes l’interrogatoire aux patients suspects».

 

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Un médecin qui passe une garde de 24 heures aura besoin au minimum de quatre masques. Beaucoup d’entre eux n’ont d’autre choix que de réutiliser leurs masques périmés, même si l’efficacité est compromise. «J’ai seulement un masque pour 12 heures», avoue Haroun. Et d’insister: «Quand tu entres aux urgences, tu es apte à contaminer d’autres personnes et ça aggrave les cas; surtout qu’en général, les patients aux urgences ont un certain âge, sont immunodéprimées ou avec des complications cardiaques, etc.».

«Il faut bien veiller à la sécurité du personnel de santé car si on les perd, on court à la catastrophe. Ce sont eux qui sont à la première barrière avec les patients, ils doivent être bien protégés: masques renouvelables, gels, sur-blouses…toutes ces précautions doivent être prises», abonde Adam du CHP de Ben M’Sik.

«C’est dommage car il y a tellement de potentiel dans notre pays, les médecins sont très bons. Pour avoir fait un stage en France, j’ai remarqué qu’il n’y a pas de grande différence de connaissances entre un médecin français et un médecin marocain. C’est juste que le premier travaille dans les règles de l’art alors que le second, avec des plans B, C…bref avec les moyens du bord», regrette Haroun.

«On essaye de faire notre maximum et de travailler de façon très correcte. Ça fait de la peine, car moi je fais mon travail, mais l’État ne fait pas le sien» ajoute-t-il, saluant par ailleurs le bien-fondé de la mesure de confinement prise très tôt par le gouvernement. A ce sujet, l’interne à Hay Hassani est optimiste. «Certes, nous aurons des morts, car la prise en charge est un peu lente, mais je suis convaincu que nous n’atteindrons pas la catastrophe italienne ou espagnole. Si les gens respectent les consignes de sécurité et de confinement, et que les cliniques commencent à nous aider, ce sera gérable».

«En tant que médecins, on veut vraiment aider. On ne veut pas se mettre à l’écart et dire « on a peur ». Non, on veut être avec notre pays et nos compatriotes, mais on veut aussi être protégés et ne pas être nous-mêmes un vecteur de propagation du virus», conclut Sofia.

 

*Les prénoms ont été modifiés

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