«Sexe et mensonges», Leila Slimani s’attaque aux démons intimes du Maroc

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Dans une enquête qui paraît le 6 septembre prochain, la lauréate du Goncourt 2016 se livre à un réquisitoire en règle contre une société qui n’offre d’autres choix aux femmes que d’être vierge ou épouse, tout en consommant le sexe comme une marchandise.

Bienvenue dans la «société du mensonge». Une société qui sacralise la virginité tout en étant la cinquième consommatrice mondiale de pornographie sur Internet. Dans son nouvel ouvrage, Sexe et mensonges, Leila Slimani se confronte aux démons intimes de son pays d’origine: le Maroc. À travers les témoignages de femmes ayant souhaité garder l’anonymat, de journalistes et de sociologues marocains, la lauréate du Goncourt 2016 dessine les contours d’une société où l’hypocrisie est reine et la frustration sexuelle constante. Comme Kamel Daoud avant elle, Leila Slimani refuse ainsi de nier la réalité de la «misère sexuelle» au Maghreb. «Non seulement cette misère est bien réelle», affirme-t-elle courageusement, «mais c’est un fait social massif, et dont les conséquences sont devenues clairement politiques.»

Révoltée par la tartufferie généralisée qui gangrène le Maroc, et le monde arabo-musulman, elle revendique une parole «politique, engagée, émancipatrice» et proclame la nécessité d’une reconnaissance des «droits sexuels». Pour l’auteur de Chanson douce, les féministes marocaines se trompent de combat en focalisant leur lutte sur la seule conquête de droits sociaux. Au Maroc, l’égalité réelle commence par la reconnaissance d’un droit à la sexualité pour les femmes, droit qui seul permet d’échapper totalement au système patriarcal.

À ceux qui lui reprocheront d’alimenter des clichés rétrogrades sur l’islam, elle oppose la réalité des femmes emprisonnées pour adultère ou avortement, des innombrables enfants abandonnés à la naissance. En vertu de l’article 490 du Code pénal, l’interdiction de la fornication en dehors du cadre conjugal constitue une véritable «épée de Damoclès» légale pesant sur l’ensemble de la société marocaine. L’adultère est notamment puni de deux ans de prison. L’avortement est illégal, sauf en cas de viol.

Alors, oui, comme le rappelle Nouzha Skalli, ancienne ministre de la Famille et de la Solidarité, pour que ces lois s’appliquent dans la réalité, «il faudrait construire des dizaines de nouvelles prisons pour contenir des milliers de personnes.» Dans une société en pleine transition, les interdits explosent. De moins en moins de marocains attendent le mariage pour faire l’amour. Mais la société ferme les yeux sur ces bouleversements et impose le mensonge à chacun. Face à cette vérité qu’il faut taire, les pouvoirs publics cultivent ainsi depuis des années une doctrine basée sur une «séparation étanche entre l’espace public et l’espace privé.» Faites l’amour, donc, mais cachez-vous!

Officiellement nié, nécessairement caché, le sexe n’en est que plus présent dans les esprits, alimentant une véritable névrose collective. Les femmes sont évidemment les premières victimes de cette «culture du mensonge institutionnalisée». Vitrines non consentantes de la «moralité» marocaine, elles subissent les effets désastreux de la schizophrénie ambiante. Entre la femme vertueuse – c’est-à-dire vierge, ou soumise à son époux – et la prostituée, les intermédiaires n’existent pas. La virginité est constituée en «capital» le plus précieux pour la Marocaine, un capital dont la perte signifie automatiquement la mise au ban de la société.

En témoigne l’histoire de Nour, trente ans, dont Leila Slimani a recueilli le témoignage. Malgré l’interdit, la jeune femme vit depuis plusieurs années avec un homme en concubinage. Par peur de la rumeur, du regard des gens de son quartier et de sa situation d’illégalité, la jeune femme a menti à son compagnon, prétendant être vierge au moment où elle l’a rencontré. Qu’importe, celui-ci, une fois leur relation consommée, préférera toujours épouser une fille vierge, après avoir profité de la disponibilité sexuelle de Nour. «Le poids de la société, des parents, de la religion, tout cela fait que les hommes ont beau prétendre être ouverts d’esprit et compréhensifs, dès qu’ils pensent au mariage, il faut que ce soit une fille vierge.» Aujourd’hui, Nour songe à économiser pour, comme des milliers de femmes avant elle, faire une réfection de l’hymen et pouvoir prétendre au mariage. Elle envisage même de porter le voile pour ne plus subir de jugements désapprobateurs sur sa conduite. Ainsi, plutôt que de faire le choix de la rébellion, «la jeunesse prend son parti de la schizophrénie ambiante, contourne les interdits et joue le jeu des apparences.»

Cette hypocrisie à grande échelle contribue à créer des relations extrêmement tendues entre les hommes et les femmes, engendrant beaucoup de violence, notamment dans l’espace public. En témoigne notamment les deux cas de harcèlement et d’agression sexuelle ayant scandalisé le pays au mois d’août. «Dans ce pays tu ne peux pas porter ce que tu veux alors qu’il y a partout des affiches publicitaires avec des filles à moitié nues. Mais toi, à 21 heures, tu ne sors pas. La rue ne t’appartient pas. Tu es toujours une intruse dans l’espace public», confie Zhor, jeune Marocaine émancipée.

Ce climat de dissimulation permanente est aussi la porte ouverte à toutes les dérives. Si avoir des relations sexuelles hors du cadre marital doit déjà être tu, quid de pratiques comme l’inceste, la pédophilie ou le viol? Elles aussi sont passées sous silence. Mustapha, policier à Rabat, a pu constater à maintes occasions à quels extrêmes pouvait conduire cette culture du mensonge. Il ne songe pourtant pas à se plaindre de la situation, car au Maroc, le sexe est un commerce juteux pour ceux qui sont chargés de le traquer: «on rackette les prostituées, les couples d’amoureux, les couples adultérins …il n’y a pas de morale là-dedans, pas de religion», explique-t-il: c’est la loi du fric. La loi du plus fort.» Aux bons payeurs la jouissance est offerte. Pour les autres, l’immense majorité, la misère sexuelle s’ajoute à la misère sociale.

Face à un tel constat, Leila Slimani ose poser la question qui fâche: être musulman et avoir une sexualité libre et épanouie, est-ce possible? Oui, répond-elle, à condition que le corps féminin cesse de constituer un enjeu identitaire dans la bataille culturelle qui oppose les plus conservateurs à l’Occident. «Nous vivons dans des sociétés où le religieux s’est renforcé et où la femme est censée représenter l’identité musulmane», explique Asma Lambaret, médecin, chercheuse et figure de la pensée réformiste au Maroc. «La visibilité des femmes détermine désormais le degré d’islamisation d’une société.» Mais l’islam dévoyé n’est pas seul en cause: sa récupération politique explique également un tel retournement doctrinaire.

Plutôt que de diaboliser l’islam, la jeune femme nous invite à traquer le politique dans ses manifestations les plus diffuses. «Est-ce un hasard si la plupart des pays musulmans où le sexe est tu et caché sont aussi ceux où le «citoyen-croyant» est dépossédé de ses droits fondamentaux?» s’interroge Leila Slimani. Et l’auteur franco-marocaine de citer le célèbre ouvrage de la sociologue égyptienne Shereen el Feki, La Révolution du plaisir: «La religion est un outil de contrôle social. Plus les régimes sont sous pression, plus ils répriment la sexualité sous le voile de l’Islam.»

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