Génération «bullshit job»: mal-être et perte de sens au travail

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Avez-vous l’impression d’exercer un travail qui n’a pas de sens, qui ne sert à rien, ni pour vous ni pour la société, et que vous accomplissez chaque jour sans vraiment savoir pourquoi? Vous occupez peut-être un bullshit job, « emploi à la con », concept théorisé pour la première fois en 2013 par l’anthropologue américain David Graeber.

Dans son ouvrage « Bullshit Jobs: A Theory », l’auteur donne la définition suivante: «c’est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le « contrat » avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail.»

Et de préciser: «Ceux qui occupent ces boulots à la con sont souvent entourés d’honneur et de prestige; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli, (…), ils savent que tout est construit sur un mensonge.»

Une description dans laquelle se reconnaît pleinement Salwa* qui a quitté son poste de manager marketing dans une entreprise de grande distribution. « Au début, ça se passait très bien. C’était mon premier emploi, j’étais contente, j’avais eu un CDI. Petit à petit, il y a eu une restructuration de l’entreprise, du personnel. Ils ont réorganisé les postes et les missions de chacun de telle façon que la hiérarchie n’était plus au courant de qui on était et des missions qu’on menait. On nous envoyait de nouvelles procédures, de nouvelles choses à faire sans nous expliquer pourquoi », raconte la jeune femme de 30 ans qui a occupé ce poste pendant quatre ans.

Et d’ajouter: « On nous demandait simplement d’exécuter des choses, qui parfois même ne menaient à rien, alors que ça demandait des heures de travail. Cela commençait à s’envenimer avec la haute hiérarchie qui était dans leur tour d’ivoire. Je ne me reconnaissais plus du tout dans mon activité, je faisais les choses un peu machinalement, il n’y avait aucune fierté à faire ce que je faisais car je ne savais même pas à quoi cela servait. C’est pour ça que j’ai fait une reconversion à 360 degrés vers un autre secteur. »

« Le management reste sur les acquis de ses embauchés »

Graeber cite lui-même les marketeurs dans la catégorie des bullshit jobs. Des emplois qui viseraient à maintenir l’hégémonie du système capitaliste. « Le client n’était plus écouté, on ne pensait qu’au profit et à la marge, sans compter le manque de considération et de communication avec la hiérarchie », confirme Salwa.

Même constat du côté de Afaf*, ex-responsable implémentation projets dans une grosse entreprise de logistique de transports: « Je pense que j’avais un bullshit job car je me sentais inutile au bout d’un certain temps à avoir fait les mêmes tâches, bien que mon travail était très intéressant au départ. Je pense que le concept de bullshit job résonne pour notre génération qui s’ennuie rapidement. C’est aussi lié au management qui reste sur les acquis de ses embauchés. »

Ainsi, un poste n’apparaît pas forcément un bullshit job en soi mais son intérêt varie en fonction de sa gestion et son orientation. « Quand l’entreprise a changé de ligne de conduite, je n’étais plus sollicitée à 200% mais qu’à 10%. Elle ne mettait pas en place les moyens nécessaires pour faire perdurer les projets accomplis. Je faisais partie des employés qui voulaient faire changer les choses mais en vain. A force de donner le meilleur de soi-même pour son entreprise sans soutien, on s’épuise et on perd le sens », poursuit Afaf qui après huit ans passées dans ce travail a profité d’un licenciement économique dans son entreprise pour entamer d’autres missions ailleurs.

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Najma* aussi raconte avoir démissionné « parce que l’entreprise était très mal organisée »; « Je ne pouvais pas faire mon travail normalement et devais me battre en interne pour travailler », témoigne cet ex-commerciale en informatique qui note de « mauvaises conditions psychologiques ». Nordine*, gestionnaire de grands comptes dans le e-commerce, tempère quant à lui.

« Dans le e-commerce, secteur en plein essor dernièrement, grâce ou à cause de la technologie, il y a plusieurs métiers qui ont émergé. On ne peut pas dire qu’il s’agit de métiers inutiles mais ces derniers ne demandent pas une grande intelligence ou expérience. Cela consiste en des choses très basiques qui peuvent paraître inutiles à l’employé à cause de la répétitivité du geste, mais au niveau de l’entreprise, cela présente un intérêt. C’est comme un travail à la chaîne, celui qui pose une pièce n’a pas forcément l’impression d’être utile mais le micro-geste contribue au produit fini. Ce n’est pas très important mais ce n’est pas non plus inutile », explique-t-il.

Les professionnels de santé constatent également cette perte de sens au travail. « Chez la patientèle qui affirme dans son discours souffrir au travail, on peut observer des symptômes somatiques (maux de têtes, d’estomac, maladies musculo-squelettiques qui n’ont pas forcément une origine organique), comportementaux (conflits avec les autres, irritabilité, anxiété, parfois phobie d’aller au travail ou de l’accomplir) et psychiques (lassitude, tristesse, sentiment de vide, éléments dépressifs) », énumère Reda Mhasni, psychologue clinicien, psychothérapeute et formateur en entreprise.

Pour Reda Mhasni, le sentiment d’être dans un bullshit job est expérimenté par « une minorité de personnes », il avance plutôt que « les souffrances au travail sont multiples avec des causes diverses. L’expert explique que le sentiment d’inutilité est parfois cité comme cause de ces symptômes citée par les patients, parmi « l’absence de reconnaissance, de temps suffisant pour s’épanouir dans une vie personnelle et voir les personnes qu’on aime, l’absence de garantie d’être maintenu à son poste, le manque de perspective d’évolution ».

« Il y a moins d’un siècle, on ne se demandait pas ce qu’on ferait après le bac »

« Quoiqu’il en soit, je pense que c’est un phénomène qui existe, notamment avec l’émergence de plusieurs types de métiers en si peu de temps dans une société marocaine, casablancaise en l’occurence, qui, il y a moins d’un siècle, était éminemment rurale, où les métiers étaient définis par les rôles sociaux, sur la base du genre, de l’appartenance, de la tribu, donc il n’y avait pas ce questionnement de quel genre de travail j’exercerai, quel travail je ferai après mon bac, etc. », explique-t-il.

Et d’ajouter: « Ce questionnement-là s’est installé de manière massive et rapide, sans pour autant qu’il soit accompagné par un travail intellectuel, expliquant ses tenants et aboutissants ».

De son côté, Dr Hachem Tyal affirme qu’un « nombre non négligeable de personnes sont dans des bullshit job ». « On peut citer de nombreux exemples, développe-t-il, les gens qui sont derrière leurs ordinateurs à rentrer des données qu’ils ne comprennent même pas eux-mêmes, les gens qui sont là pour sécuriser soit-disant des institutions et qui sont finalement assis devant leur téléphone, beaucoup d’autres postes sont comme ça. »

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« Il y a pléthore de fonctionnaires dans certaines institutions étatiques ou autres qui attendent que l’heure passe pour se réaliser après les heures de travail. C’est dommage car ce sont des heures qui pourraient être utilisées à meilleur escient dans d’autres fonctions. », ajoute le psychiatre.

Selon le professionnel, les causes du mal-être au travail sont: le manque de satisfaction, de plaisir, la monotonie des tâches, les plans de carrière inexistants, parfois la simplicité des taches assignées, un surplus de travail ou aussi le fait de ne pas avoir suffisamment de travail… « Tout cela génère du stress professionnel dont la conséquence est l’épuisement car on se force à rester dans ce boulot pour gagner sa vie. On se retrouve dans une sorte de panne psychologique par rapport à ses ressources pour aboutir à des fatigues chroniques très lourdes à vivre et coûteuses pour la société entière », déplore Dr Tyal qui précise que la maladie dépressive est en train de devenir la première cause d’absentéisme au travail.

Reda Mhasni cite également « la nature de la tâche du travail, le statut que ça implique dans la société, quelle valorisation de la part des managers et de la part de la société en général, de l’environnement immédiat du travailleur, la qualification et  la rémunération de l’individu, est-il est payé dignement et de manière juste par rapport à ses compétences et par rapport au travail qu’il accomplit, travaille-t-il avec ses propres compétences et à un poste auquel il s’identifie, etc. »

« Nous sommes dans une société aujourd’hui qui valorise le Youtubeur »

Le thérapeute soulève aussi que « la question de la souffrance au travail est une question éminemment axée sur l’équilibre entre une vie personnelle épanouie et une vie professionnelle épanouie ». De nouveaux métiers émergent, souvent valorisés à tort par la société, explique-t-il, au détriment de métiers plus nécessaires qui ne le sont pas.

« Nous sommes dans une société aujourd’hui qui valorise le Youtubeur, l’image, les instagrammeurs, le paraitre au lieu de valoriser l’être. Je pense que c’est à ce niveau-là qu’il y eut déception chez le travailleur qui avait encore une vision idéalisée du travail, qui espérait avoir un métier « à l’ancienne », qui serait utile pour la société, reconnu, valorisé par ses semblables et dans lequel il y a une perspective d’évolution », déplore-t-il.

Et de conclure: « L’absence de ces éléments-là pourrait être une des causes du fait de souffrir au travail comme dit Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste qui a travaillé sur la question du bonheur au travail. Au bout du compte, c’est une affaire de subjectivité, personnelle, de sens, qu’on va pas trouver forcément dans la nature du travail mais dans notre histoire personnelle. Il y a une interférence des domaines personnel et professionnel pour donner sens ou pas à ce que nous faisons ».

A son tour, Dr Hachem Tyal invite les entreprises privées ou publiques à trouver les outils nécessaires « pour déceler ces états-là et les premiers stigmates, et encore mieux, ne pas les laisser s’installer par un travail de dépistage, prévention au sein des structures (entretiens avec le salarié). On ne peut pas parler d’un Etat moderne sans prendre en compte cette dimension car le bien-être au travail est le meilleur moyen d’optimiser les ressources existantes et donner le rendement maximum à toutes les personnes qui travaillent dans une structure quelle qu’elle soit. »

*Les prénoms ont été modifiés

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