Interview. Les confessions de Bachir Ben Barka sur son père, le CNDH et le Hirak

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Le 29 octobre 1965, disparaissait Mehdi Ben Barka, icône du Tiers-monde et de la gauche marocaine. 52 ans plus tard, son fils, Bachir, revient dans une interview accordée à H24Info, sur la récente déclassification de dizaines de documents par le ministère de la Défense français sur ce qui est devenu l’affaire Ben Barka. Le fils aîné du fondateur de l’UNFP livre également son point de vue sur l’actualité, dont le dossier brûlant du Hirak.

En mars dernier, la France déclassifie 89 documents de renseignements archivés sur l’affaire Mehdi Ben Barka. Où en est alors la levée du secret défense sur ces documents ?

Deux courriers avaient été envoyés au président sortant lui rappelant les responsabilités des états français et marocains dans la disparition de Mehdi Ben Barka et lui demandant d’agir pour mettre fin au blocage causé par la raison d’État et le secret-défense sur les documents des services secrets français. Ces courriers sont restés sans réponse.

C’est pour cela que nous fûmes surpris d’apprendre, quelques jours seulement avant la fin du mandat du président François Hollande, que le ministère de la Défense allait déclassifier 89 documents issus des services secrets français. Les médias en ont fait l’écho, signalant ce fait comme un geste significatif de fin de mandat censé aider à la manifestation de la vérité.

Après avoir analysé ces documents, on a dû constater que tout cela était une énorme mascarade et que le ministère de la Défense s’est moqué du juge d’instruction, de la partie civile et de tous ceux qui aspirent sincèrement à la vérité.

En effet, les «fameux» 89 documents n’ont aucun rapport avec la requête du juge d’instruction qui avait demandé la déclassification de 331 pages des documents saisis au siège de la DGSE en 2010 et qui étaient toujours soumis au secret-défense.

En fait, les 89 documents déclassifiés sont, depuis des années, quasiment tous présents dans le dossier d’instruction ; pour certains d’entre eux depuis le début de l’enquête en 1965 et 1966, c’est-à-dire depuis cinquante ans ! Plus que cela, certains documents sont en double ou triple exemplaires.

 

« Il est insupportable et inacceptable que les victimes soient maltraitées de cette façon dans leur quête de la vérité. »

 

Voilà comment dans la confusion des derniers jours d’un quinquennat -qui n’a en aucune façon aidé la justice à progresser-, on trompe l’opinion en laissant croire qu’un geste significatif a été fait dans la recherche de la vérité. Nous ne le répéterons jamais assez. Ces pratiques ne sont pas dignes d’un état de droit. Il est insupportable et inacceptable que les victimes soient maltraitées de cette façon dans leur quête de la vérité.

Nous voulons avoir la naïveté de croire que cette scandaleuse manifestation de la raison d’État relève d’une pratique politique avec laquelle la présidence d’Emmanuel Macron semble souhaiter rompre. Il y a un mois, j’ai déposé un courrier à l’Élysée.

 

En 2015, on parlait d’un rapport du CNDH au Maroc portant des révélations sur l’affaire. Le rapport n’est toujours pas sorti. Avez-vous été contacté par le CNDH? Avez-vous eu des retours positifs sur la question?

Nous n’avons à aucun moment été contactés par le CNDH à propos de ce rapport. Depuis sa mise en place, nous avons souhaité, notre avocat Me Buttin et moi-même, et essayé de rencontrer ses responsables. À plusieurs reprises, les rendez-vous fixés étaient reportés et/ou annulés, de leur fait.

Je souhaite prolonger votre question sur un point sur lequel le CNDH pourrait apporter des précisions à partir des rapports internes des travaux de l’IER. Il y a deux ans, un ancien agent du CAB1, Miloud Tounzi (plus connu dans le dossier d’instruction de l’affaire sous le nom de Chtouki) a déposé plusieurs plaintes pour «diffamation publique» à mon encontre, de Me Maurice Buttin (notre avocat), de Patrick Ramaël (avant-dernier juge d’instruction en charge du dossier), de Joseph Tual (journaliste à France Télévisions), de Frédéric Ploquin (journaliste à Marianne) et de Marc Baudriller (journaliste écrivain). Ces plaintes ont été jugées recevables et nous passerons devant le tribunal correctionnel de Paris dans les semaines ou les mois à venir.

Par ces plaintes –véritables procédés d’intimidation–, Miloud Tounzi (et ceux qui le soutiennent) pense décourager la famille Ben Barka et son avocat, ainsi que tous ceux qui aspirent à la vérité et à la justice, de poursuivre le travail acharné, entamé depuis 52 ans, pour connaître les circonstances de la disparition de mon père.

 

« En rendant public le contenu de son audition par une commission de l’IER, le CNDH pourrait arrêter les agissements de cet individu. »

 

Pourtant, dès les procès des ravisseurs de Mehdi Ben Barka devant la Cour d’Assises de la Seine en 1966 et 1967, le nom de Miloud Tounzi a été associé à celui de Chtouki, condamné par contumace pour enlèvement et séquestration. Depuis, aussi bien dans le cadre de l’instruction judiciaire ouverte à Paris que dans de nombreuses publications tant au Maroc qu’en France, en français qu’en arabe, dans mes différentes déclarations publiques –notamment ici devant vous ou dans les médias- et, également, lors de son audition par l’Instance Équité et Réconciliation à Rabat en 2005, l’identification entre Miloud Tounzi et Chtouki est devenue un fait établi. Durant tout ce temps, cet individu n’a pas réagi. Ce n’est qu’il y a deux ans donc que son courage a consisté à envoyer son avocat déposer plainte à sa place, sans oser se déplacer lui-même, ni oser affronter directement la famille de la victime et son avocat à Paris ou à Rabat.

En rendant public le contenu de son audition par une commission de l’IER, le CNDH pourrait arrêter les agissements de cet individu.

 

L’institut Ben Barka existe depuis 1999, que faites-vous aujourd’hui pour la promotion de l’affaire de votre père, son image et les idées qu’il portait?

Beaucoup plus que l’affaire, l’Institut Mehdi Ben Barka s’est fixé comme objectif de promouvoir la pensée et l’action de mon père, ainsi que la recherche sur les luttes des peuples pour leur libération nationale, la démocratie et le développement. C’est dans cet esprit que nous avons publié ses écrits (en partie également en arabe au Maroc).

En 2016 et 2017, l’Institut a été sollicité pour intervenir dans plusieurs colloques et rencontres à l’occasion du 50e anniversaire de la tenue de la conférence tricontinentale de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine de La Havane en 1966. Avant son enlèvement et sa disparition, mon père fut au cœur de ce projet, tant sur le plan de l’orientation politique que de la préparation organisationnelle. Aujourd’hui, le rappel des espérances suscitées par cette expérience et la nécessité de mettre sur pied de nouvelles formes de solidarité entre les peuples mettent en relief l’actualité et la pertinence de sa pensée.

 

Vous avez certainement suivi le Hirak du Rif depuis octobre 2016, quel commentaire faites-vous sur les revendications des habitants de cette région, et la gestion de ce dossier par l’État? Sachant que votre père est derrière la fameuse route d’Al Wahda reliant le Rif au reste du Maroc.

Depuis la mort tragique de Mouhcine Fikri, j’ai bien entendu suivi avec attention le Hirak du Rif. Ce mouvement populaire d’une profonde ampleur trouve ses racines dans la situation socioéconomique, culturelle et politique de la région. Beaucoup plus que d’autres régions du Maroc qui auraient les mêmes revendications, le Rif a douloureusement vécu pendant plusieurs décennies une situation de marginalisation volontairement voulue par le pouvoir.

 

« La Route de l’Unité est restée ancrée dans les mémoires parce que ce fut LE projet de désenclavement de la région et qu’il resta sans suite. »

 

Vous faites bien de rappeler le fameux projet de Tariq Al Wahda (la Route de l’Unité) dont Mehdi Ben Barka était l’initiateur et en a supervisé le déroulement. Comme il l’a dit, le projet consistait à «réunifier le corps du Maroc», c’est-à-dire réintégrer le Rif dans sa vision de développement du Maroc indépendant. Malheureusement, les choix antipopulaires et antidémocratiques du régime en firent autrement. La Route de l’Unité est restée ancrée dans les mémoires parce que ce fut LE projet de désenclavement de la région et qu’il resta sans suite.

Après avoir pacifiquement manifesté pour présenter ses justes revendications, la population rifaine, plus particulièrement à Al Hoceima, a subi brimades, répression, arrestations arbitraires et procès iniques. On doit ainsi déplorer le décès de deux manifestants Imad ElAttabi et Abdelhafid El-Haddadi qui ont succombé à leurs blessures.

Plusieurs centaines d’arrestations, et de lourdes condamnations nous rappellent les funestes années de plomb. La situation des prisonniers, surtout ceux qui sont en grève de la faim, est très préoccupante. Dans ce contexte, au mépris des plus élémentaires droits des personnes à la libre circulation, les autorités marocaines ont refoulé une délégation maghrébine de militants des Droits humains venus en observateurs du procès qui s’est ouvert le 17 octobre à Casablanca.

Je ne peux qu’exprimer ma solidarité pleine et entière avec le Hirak et exiger des autorités de cesser toutes les poursuites judiciaires à l’égard des manifestants pacifiques, des journalistes qui couvrent ces événements, d’annuler les condamnations déjà prononcées et de procéder à la libération immédiate de tous les détenus.

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