Industrie de la défense: le Maroc a-t-il les moyens de ses ambitions?

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Les perspectives de l'industrie de la défense marocaine
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Le Maroc entend faire partie du club des pays émergents qui investissent dans l’industrie de la défense. Où en est-on par rapport à cet objectif très ambitieux?

Bien qu’il s’agisse d’un processus laborieux, qui risque de prendre des années voire des décennies, le royaume a sauté le pas avec l’élaboration d’un cadre juridique adéquat. Un préalable indispensable en la matière. Avec l’entrée en vigueur de la loi n° 10-20 relative aux matériels et équipements de défense et de sécurité, aux armes et aux munitions, en juin 2021, les portes ont été ouvertes devant l’investissement privé dans ce domaine hautement stratégique. Depuis, les annonces concernant des projets se sont multipliées. Des perspectives s’annoncent encourageantes, mais d’après certains experts, le secteur demeure embryonnaire et l’enthousiasme de la pensée ne doit pas l’emporter sur le réalisme de l’action. Où en est donc l’industrie de la défense nationale aujourd’hui ? Analyse avec les experts militaires Abderrahmane Mekkaoui et Abdelhamid Harifi.

Un secteur porteur

Dans ce qui peut être un prolongement des efforts consentis dans le domaine industriel, le Maroc a ouvert la voie à l’investissement privé national et international dans le domaine de l’industrie de la défense. L’entrée en vigueur de la loi 10-20 amorce donc la mise en place de la stratégie marocaine de développement de la défense nationale.

Pour le spécialiste des questions stratégiques et militaires, Abderrahmane Mekkaoui, il s’agit d’un secteur porteur qui a plusieurs avantages stratégiques. «L’industrie de l’armement, affirme-t-il, est une source de création d’emploi, surtout que le Maroc dispose d’un potentiel humain très performant et le développement de ce secteur va réduire la dépendance du Maroc vis-à-vis de l’extérieur en termes d’importation d’armes de plus en plus couteuses».

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Estimant que «des économies en termes d’importation de matériels de guerre et des armes vont être réalisées grâce à ses investissements», le professeur associé à l’École de Guerre de Paris pronostique que le secteur pourrait même «créer une valeur ajoutée par l’exportation des armes autorisées à des pays amis ». « C’est un marché très porteur pour le Maroc qui peut concurrencer certains États surtout dans les armes légères et les munitions et moyens logistiques (camions, lance-missiles, etc.) », relève-t-il.

Outre ces potentiels avantages concurrentiels, Mekkaoui considère que le développement d’une telle industrie permettra également «la formation de cadres marocains dans tout ce qui est armes futures, notamment, en matière de guerre spatiale et de guerre cybernétique qui sont devenus, rappelle-t-il, des armes redoutables comme c’est le cas pour la guerre en Ukraine».

L’enthousiasme, un levier puissant

Faisant preuve d’optimisme, Mekkaoui estime que «l’objectif est d’avoir, dans un premier temps, une certaine autonomie en matière de petites et moyennes munitions avant de passer à des technologies de pointe, à savoir la fabrication de drones et de missiles de moyennes et intermédiaires portées ainsi que des missiles balistiques».

Selon lui, le Maroc a déjà acheté pas mal de brevets auprès de plusieurs pays européens, d’Israël, des brevets chinois et même des brevets argentins et brésiliens qui lui permettront de fabriquer un nombre important d’armements.

Pour cet expert, le Maroc ayant tiré les enseignements de la guerre du Haut-Karabakh, a commencé à s’intéresser aux drones, en particulier, les drones kamikazes et pense même à les fabriquer localement. «Les récentes guerres ont démontré que les armes les plus utilisées sont les drones, surtout les drones kamikazes, et les missiles. À présent, ce sont les armes les plus efficaces et les plus destructrices. Donc, déduit-il, le Maroc s’est lancé dans ce domaine et dans d’autres domaines électroniques de pointe, notamment, la fabrication des radars avec l’assistance israélienne et dans tout ce qui est armes relevant de la guerre électronique».

Et d’aller plus loin en pronostiquant que «le Maroc aura d’ici 10 ans immunisé son territoire et sa défense dans le domaine électronique, dans le domaine des drones et celui des missiles de longue portée».

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Un son de cloche jugé «trop optimiste» pour l’expert militaire Abdelhamid Harifi. «On est à peine en train de chercher des partenaires pour lancer la machine, notamment, Israël, la Turquie, la Malaisie, Singapour, la Serbie, la République Tchèque, la Belgique, les Pays-Bas, la France, les USA ainsi que des pays arabes».

Mettant l’accent sur le stade embryonnaire où se trouve l’industrie de défense nationale, Harifi clame d’emblée «qu’il n’y a pas grand-chose à souligner en termes de réalisations jusqu’à maintenant».

Tout en rappelant «quelques timides expériences passées qui n’ont pas donné de résultats probants, notamment, les tentatives de modernisations des F5 et Mirage F1 qui ont été faites localement avec le transfert de technologie israélienne au début des années 2000 et en 2006». L’expert souligne qu’excepté le projet signé en avril dernier avec l’américain Lockheed Martin pour la maintenance des avions américains en service chez les Forces royales air (FRA) à Benslimane, «rien n’a encore été concrétisé».

«Il y a une unité à Benslimane qui produit des appareils électroniques, des lunettes de vision nocturne pour l’armée, mais ça reste vraiment timide et surtout loin de répondre aux besoins de l’armée sur le plan technologique», poursuit-il.

Sur la même longueur d’onde cette fois avec Mekkaoui, Harifi met en avant les changements du marché international des armes et les prix exorbitants des armes qui ne cessent d’augmenter. «Il y a 30 ou 40 ans, le Maroc avait presque 150 hélicoptères. Aujourd’hui, on n’a même pas la moitié de ce chiffre en service et on peine à acheter de nouveaux hélicoptères parce que les prix ne sont pas ceux d’avant», illustre-t-il.

Il relève dans cette veine que le Maroc pourrait s’affranchir de certaines importations notamment de produits consommables qu’on peut fabriquer localement, notamment, les moyens de vision nocturne et les munitions. «Ce n’est pas sorcier à plus forte raison qu’on a développé des plateformes industrielles civiles au Maroc», affirme-t-il en déplorant non sans amertume l’absence de volonté chez l’investisseur national, celle de l’accompagnement de l’État et le retard enregistré en termes de mise en place du cadre juridique adéquat.

Sur les pas de la Turquie

Pour Abdelhamid Harifi, C’est le succès de l’industrie de défense turque, aujourd’hui exportatrice et créatrice de valeur, qui a suscité l’engouement affiché par le Maroc.

L’exemple turc est très éloquent, soulève-t-il. Ce pays a d’abord développé une industrie civile très performante avant de développer, avec l’aide de plusieurs pays très avancés dans le domaine industriel, une industrie militaire qui marque aujourd’hui les terrains de combat sur plusieurs champs de bataille et sur plusieurs continents.

De son point de vue, le Maroc ne manque pas de moyens pour emboiter le pas aux descendants des ottomans. «On a de quoi former des compétences locales, on a de quoi accueillir des investisseurs de plusieurs origines et on a de quoi créer de la valeur à l’export à travers l’industrie militaire et les liens qu’on a tissés avec des pays amis, notamment, des pays africains, etc.», détaille l’expert.

Ceci dit, il tient à se méfier des rumeurs qui circulent ici et là et qui à force d’être ressassées sont tenues pour argent comptant par l’opinion publique. «Aujourd’hui, hormis le seul projet qui est apparu depuis l’instauration du cadre juridique sous l’impulsion du roi Mohammed VI, Chef suprême et Chef d’État-major général des Forces armées royales, c’est celui signé avec Lockheed Martin pour la modernisation des avions de chasse et de transport américains en service chez les Forces royales air (FRA) à Benslimane, il n’y a que des spéculations qui n’ont d’origine que les articles de presse», insiste-t-il à souligner.

À ce titre, il rappelle l’annonce relayée par la presse nationale de «deux usines de drones israéliens (un au nord et un autre au sud)», affirmant au passage qu’il s’agit «d’informations relayées par des sources israéliennes douteuses».

Pessimisme de l’action

Invitant à plus de vigilance en matière de consommation de ce genre d’informations, Harifi doute également de celles qui prétendent que le Maroc pourrait atteindre une certaine autonomie en termes de fabrication de certaines armes. « Même la France n’est pas autonome. Le fleuron de l’industrie militaire française, à savoir le Rafale, n’est pas 100% français. Il y a des composantes très sensibles dans le Rafale qui sont d’origine américaine ou allemande».

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C’est valable aussi pour les Turques dont les frégates ou les unités navales contiennent des radars et des missiles allemands ou de plusieurs autres origines.

Dans ce sillage, il donne également l’exemple des drones TB2 (Bayraktar) achetés par le Maroc en précisant que le royaume «a tenu à ne pas acheter la version 100% turque, car moins performante que celle qui contient des composantes électroniques des systèmes de guidage et de ciblage d’origine canadienne». «Rares sont les pays comme les États-Unis et la Chine qui ont vraiment une autonomie militaire parce que tout est produit chez eux», affirme-t-il de surcroit.

«Autant dire qu’atteindre une autonomie dans ce domaine nécessite vraiment des générations pour le Maroc», conclut l’expert qui se félicite néanmoins du fait que le Maroc ait franchit le pas. «Peut-être qu’on a un léger retard. Il y a juste 15 ans ou 20 ans, nos capacités industrielles étaient vraiment trop timides. Heureusement, avec les Plans industriels Relance et Émergence on a pu avoir des bases solides, que ce soit en automobile ou en aéronautique, qui peuvent aider la future industrie de défense», nuance-t-il.

«Le plus important, c’est d’avoir le courage de capitaliser sur nos acquis dans ces domaines pour s’attaquer à l’industrie militaire, qui est une industrie créatrice de valeur que ce soit pour les besoins du Maroc ou à l’export », souligne-t-il en précisant, en revanche, que le cadre juridique actuel nécessite d’être testé par le lancement de projets afin qu’on puisse relever ses imperfections et l’améliorer au fur et à mesure.

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