Histoire. Les Saints Patrons de Casablanca: Lalla Taja, mère des orphelins (3/5)
Publié lePharmacienne de profession, passionnée d’histoire et guide bénévole aux Journées du Patrimoine de Casablanca depuis sept ans, Chama Khalil nous fait découvrir sa ville natale à travers ses histoires et ses légendes. Focus cette semaine sur les saints patrons de la ville blanche et des mythes qui les entourent. Troisième épisode de la série, Lalla Taja, la mère des orphelins.
On ne fait que très rarement référence aux saintes femmes qui ont marqué l’histoire du Maroc. Elle en est pourtant très imprégnée.
En ces temps de grands débats « féministes » sur le droit des femmes à disposer de leur corps, il y a, dans l’Histoire moderne de Casablanca, dans son « matrimoine » culturel, le récit d’une femme, dont la générosité et le courage l’ont conduite à une fin bien tragique. Un épisode peu connu de bien des Casablancais(es) qui mérite pourtant d’être conté.
Histoire.
Casablanca, début du XIXe siècle. La ville blanche, récemment reconstruite, n’est encore qu’une petite bourgade, emprisonnée derrière ses murailles protectrices. Courtisée par les différentes puissances coloniales qui y installent tour à tour leur consulat, rien ne prédit encore l’incroyable essor que connaitra la ville.
Si pour beaucoup de nostalgiques, noyés dans les contrariétés contemporaines, adeptes du « c’était mieux avant », la situation de la femme marocaine de l’époque précoloniale n’est guère enviable. En effet, l’mra hachak, comme se complaisaient à dire certains, accablée par le poids d’un modèle social plésiomorphe, vit recluse dans son foyer, soumise à une hiérarchie sociale sexuée.
Une légende urbaine raconte, qu’à cette même époque, une femme du nom de Taja, vivait dans la médina de Casablanca. Elle consacra sa vie à des œuvres sociales, s’occupant des orphelins et des enfants abandonnés, et défendant veuves et femmes battues.
Séduit par son bon cœur et touché par son altruisme, l’un des secrétaires du consul belge lui offrit ses services et se mit à l’aider.
Étant elle-même orpheline, et ne s’étant jamais mariée, (comprenez donc «non soumise» à quelconque autorité masculine), les mauvaises langues lui prêtèrent une idylle avec ledit secrétaire.
La rumeur se propagea dans la médina et la calomnie lui valut mépris et médisance de la part des hommes.
Certains ne lui adressèrent plus la parole, d’autres l’harpaillèrent d’injures, d’autres enfin, plus rancuniers, la lapidèrent en pleine rue.
Les récits ne sont pas unanimes sur les circonstances de sa mort.
Certains avancent qu’elle aurait immédiatement succombé à ses blessures. D’autres, surement plus chimériques, soutiennent qu’elle demanda asile au sein de la légion belge. Profondément affectée par l’incident, elle serait morte de chagrin dans les bras de son prétendu amant.
Un destin bien tragique et romanesque qui aurait pu inspirer un Monsieur Corneille ou un Sir Shakespeare.
Mais l’histoire ne s’arrête malheureusement pas là. À cause des rumeurs colportées, et victime du machisme et du patriarcat des mâles de la médina, Taja fut excommuniée, les hommes refusant de l’enterrer dans un cimetière musulman.
Convaincues de son innocence, les femmes plaidèrent sa cause auprès de l’émissaire belge, qui, sensible à son combat, lui octroya une sépulture au sein même du consulat.
Lalla Taja repose aujourd’hui place de Belgique, dans la médina de Casablanca. Derrière l’imposant bâtiment de l’ancien consulat, transformé en école, au détour d’une ruelle, se trouve son mausolée.
Nul ne prête désormais attention à ce bâtiment mal entretenu. Seule une plaque attachée au-dessus d’une petite porte verte, probablement l’épitaphe de la bâtisse, semble indiquer la présence d’un sépulcre. On peut y lire, écrit en arabe, Lalla Taja. La calligraphie est timide et effacée, ternie par le passage du temps.
On raconte que sa tombe fut à plusieurs reprises profanée, et que son épitaphe fut souvent couverte de chaux, comme si l’on voulait effacer des mémoires le nom de Lalla Taja, comme si l’on voulait oublier cet épisode non assumé de l’Histoire de la ville.
La légende raconte aussi, qu’avant de mourir, celle que l’on surnomme aujourd’hui « la maman des orphelins », aurait composé une kassida, un poème relatant en vers sa triste histoire; un thrène jalousement gardé par les femmes de la médina et tristement chanté lors des fêtes, des cérémonies de henné, et autrefois, dans le secret des hammams.
Un jour peut-être, la ville blanche rendra l’hommage qu’elle mérite à cette madone des limbes, libre et généreuse, dont l’histoire populaire conserve encore le souvenir d’une femme sainte, qui se distingua par sa piété et sa compassion envers les plus démunis.
>> Si vous avez raté les premiers épisodes:
Episode 1: Histoire. Les Saints Patrons de Casablanca: Sidi Belyout, l’homme aux lions (1/5)