Interview. Moudawana: voici ce qu’il faut changer, selon Amina Bouayach

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Amina Bouayach, Présidente du CNDH./Crédits: DR

Lors de son discours du Trône, le Roi Mohammed VI a appelé à une révision de la Moudawana après 18 ans d’application. Amina Bouayach, présidente du conseil national des droits de l’Homme (CNDH), revient sur les ratés de cette application et propose des pistes de réforme.

 H24Info. Lors de son discours, le Roi a parlé de lacunes dans l’application du Code de la famille. D’après vous, en tant que militante et présidente du CNDH, qu’est ce qui n’a pas marché en dix-huit ans d’application?

Amina Bouayach: Pour Moi, le discours royal a annoncé une nouvelle étape dans la marche pour la consolidation de l’égalité entre les hommes et les femmes et érige le principe de la parité comme objectif fondamental pour le pays. Ainsi, la volonté et l’engagement à promouvoir la condition de la femme et à assurer la pleine jouissance de ses droits légitimes est une urgence car «dans le Maroc d’aujourd’hui, il n’est plus possible qu’elle en soit privée».

Ceci est la règle, politique d’abord, puis économico-sociale, dictant l’opérationnalisation des institutions constitutionnelles, notamment celle de la promotion de la parité et la lutte contre la discrimination et celle de la famille et de l’enfance, mais dictant également la révision de l’ensemble des dispositifs et législations nationales dédiés à la promotion de ces droits dont la Moudawana.

Il est vrai que le Code de la famille de 2004 a constitué une avancée indiscutable lors de son adoption. Il a introduit des avancées notables en matière des droits des femmes au sein de la famille et a contribué à initier un processus de changement des mentalités et la perception des relations homme-femme au sein de la famille marocaine.

Néanmoins, après 18 ans de mise en œuvre, une révision de plusieurs de ses dispositions s’avère être un impératif nécessaire afin de les adapter, en premier lieu, aux acquis constitutionnels, aux mutations sociales, économiques, culturelles et politiques mais aussi de les harmoniser avec les conventions internationales ratifiées par le Maroc et les nouvelles recommandations du comité CEDAW.

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Le CNDH, par ses actions aussi bien de protection que de promotions dans toute les 12 régions, a relevé plusieurs problématiques et défaillances en relation avec le texte de la loi, son application et son effectivité, telles que:

– l’ambiguïté et l’imprécision de certaines dispositions entrainant une interprétation divergente d’une manière qui n’assure pas la prévisibilité des dispositions de lois, chose sans laquelle il est difficile d’ériger un état de droit;

– Une application et une interprétation des dispositions qui ne reflètent ni l’esprit ni la philosophie, ni même les normes énoncées dans le code. On peut citer à cet égard le problème du partage des biens acquis durant le mariage et la non-reconnaissance du travail domestique des femmes en tant que contribution au patrimoine, l’utilisation de l’expertise génétique pour les enfants nés hors mariage, ou les dispositions relatives à l’autorisation du mariage des mineures…

– L’absence de formation spécialisée en matière des questions familiales pour les juges, et la non-généralisation des tribunaux de la famille à l’échelle des régions du pays, dotés de juges spécialisés, de ressources humaines qualifiées et de moyens matériels adéquats;

– La persistance du caractère discriminatoire de certaines de ses dispositions (garde, tutelle …) que l’on peut considérer, donc, comme anticonstitutionnelles.

– L’absence d’un système adéquat d’assistance judiciaire et juridique garantissant un meilleur accès de la femme à la justice et l’insuffisance des structures d’accueil dans les tribunaux;

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Le discours a insisté sur la dimension développement. Il s’agit d’un projet global et cohérent présenté, dans lequel s’inscrit la réforme des lois selon une approche genre, Moudawana mais aussi code pénal…, et de tacler les obstacles socio-économiques et culturels qui limitent l’effectivité du principe de parité tel qu’énoncé dans la constitution dont:

– Les inégalités économiques entre les femmes et les hommes, surtout, le manque d’indépendance financière de femmes aggravent certaines inégalités face à loi;

– la persistance des mentalités récalcitrantes à l’autonomisation des femmes et des facteurs de blocages socio-culturels qui gênent l’effectivité des droits de la femme et considèrent que le code de la famille comme un code dédié à la femme et non pas à la famille entière.

Que faut-il changer dans un premier temps?   

Il serait judicieux de mettre en place «une approche inclusive» en matière de législation relative à la garantie des droits des femmes, une approche qui vise l’harmonisation, l’homogénéisation des différentes dispositions entre la sphère publique où la femme joue un rôle croissant, dans le parlement, dans l’entreprise, dans les institutions, et la sphère privée où elle est toujours prisonnière de schémas dépassés. Les droits sont indivisibles entre le civil, le politique, le pénal et le familial.

Plusieurs lois nécessitent, à mon sens, d’être revisitées et nous attendons la nouvelle version du Code pénal. Le conseil a déjà présenté sept recommandations dans son avis, remis au ministre de la justice, relatif au projet du Code de Procédure Pénale pour intégrer la dimension genre et traiter les obstacles empêchant les femmes d’accéder à la justice pénale en tant que victimes, ou au regard de leur statut juridique qui les incrimine moralement et les traite comme des personnes suspectes qui doivent d’abord se prouver avant d’avoir accès à leurs droits.

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Le CNDH a également présenté trois recommandations dans son avis relatif au   projet du Code de Procédure Civile (projet de CPC), alors même que nous savons que celui-ci traite de sujets étroitement liés aux problèmes des filles et des femmes, tels que les questions du «statut personnel».

S’agissant du code de la famille, le CNDH a déjà soulevé, à travers ses rapports annuels et thématiques, plusieurs problématiques, défaillances et pratiques préjudiciables qui nécessitent une attention particulière tel que :

  • Le mariage des mineurs qui n’a fait que s’accroître depuis l’adoption de la Moudawana en 2004, alors que le but était justement d’éradiquer ce fléau que le code de la famille a gardé comme une exception et non comme la règle. On rappellera à cet égard, la campagne de sensibilisation contre le mariage des mineures lancée par le CNDH en 2019, sous le slogan «Mariage des mineures: Abolir l’exception … rétablir la norme»;
  • La question de la tutelle des enfants : selon le code actuel, les femmes ne peuvent accéder à la tutelle légale sur leurs enfants mineurs que sous certaines conditions. (Absence du père, son décès et incapacité juridique). En cas de divorce, le père reste toujours le tuteur légal des enfants alors même que leur garde est confiée à la mère avec toutes les entraves et complications que cela crée dans la vie des enfants et mères divorcées (problèmes administratifs, de scolarisation, gestion des biens…)
  • Les biens acquis durant le mariage: le partage des biens entre époux, en cas de divorce ou de décès du conjoint est un autre point prioritaire. En effet, le contrat de gestion des biens familiaux est rarement établi, les dispositions du code en la matière restent « flous et souvent mal interprétés » puisque le travail domestique des femmes pendant la durée du mariage n’est pas explicitement reconnu comme contribution au patrimoine familial, ce qui conduit généralement à leur privation de leur part des biens lors de la vie conjugale;
  • La question de la filiation en relation avec les droits de l’enfant né hors mariage et la problématique de l’admission de l’expertise génétique en tant que preuve de filiation paternelle;
  • La perte du droit de garde en cas de remariage de la mère, alors que le père ne subit pas de la même déchéance. En plus d’être une violation flagrante du principe de l’égalité homme/ femme, ces dispositions poussent les mères vers des mariages coutumiers afin de ne pas perdre la garde de leurs enfants;
  • L’absence d’un dispositif de médiation efficace et adapté  
  • La problématique des compensations dues à la femme en cas de divorce et l’appréciation des pensions dues à l’épouse et aux enfants. Par exemple de la perte du droit à la Moutaa المتعة  en cas d’introduction de requête de divorce pour discorde par l’épouse, alors même que les conditions de vie le nécessitent (violences conjugales…) ainsi que  des  pratiques et l’impact qui en découlent.

Faudrait-t-il lancer un débat national autour de la Moudawana avec le temps que cela risquerait de prendre?  

Le débat public est toujours un processus très positif pour que la société s’approprie ses problématiques mais surtout de pouvoir élaborer ses solutions qui tiennent compte du nouveau contexte constitutionnel et des avancées réalisées en matière des pratiques conventionnelles.  A cet égard, le Maroc a développé une expérience et une méthodologie dans la conduite des réformes majeures, basées sur la consultation et l’implication des différents acteurs institutionnels et non institutionnels.

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Cependant, il s’agit aussi de rationaliser le débat en priorisant l’inclusion d’acteurs ciblés dont l’expérience n’est plus à démontrer, telles les ONGs qui travaillent pour la parité et le droit des femmes, les magistrats et acteurs juridiques qui travaillent dans le domaine du droit de la famille, les institutions idoines…

Le CNDH s’était à maintes reprise exprimé sur la question de l’héritage. Serait-ce là l’occasion de trancher de manière courageuse, une fois pour toutes?  

Il est à rappeler, d’abord, que la réforme de 2003 comportait déjà une révision de certaines dispositions relatives au régime successoral notamment celles relatives au legs obligatoire Je pense effectivement qu’il sera l’occasion de discuter de la question. Nous avons là une opportunité pour avancer dans le débat.

Il s’agit aussi de garder à l’esprit que les questions liées au régime des successions ne sont pas toutes tranchées par le texte coranique, et que certaines sont résultantes de la jurisprudence   .الاجتهاد

Quel pourrait être l’apport d’une institution comme le CNDH dans ce cadre?

Nous apporterons notre connaissance du terrain, nos observations de nos contacts directs avec les femmes sur divers problèmes, de nos expertises de traitement des plaintes, des observations des procès

Nous apporterons notre évaluation des insuffisances révélées par l’application du code de la famille et les obstacles auxquels se heurte son application au vu des rapports annuels et thématiques qu’il a établis;

On rappellera à cet égard les recommandations du CNDH qu’il a émise lors de la présentation de ses avis concernant les projets de loi relatifs au code pénale, la procédure pénale, à la procédure civile, et sur les peines alternatives, des recommandations à protéger les droits de la femme à son accès à la justice ;

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Nous veillerons à ce que les engagements internationaux du Royaume soient pris en compte, dans cette révision et je tiens à rappeler que le protocole relatif à la convention de lutte conte toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) est rentré en vigueur le 22 juillet 2022 et qu’il permet aux femmes de déposer des communications individuelles (plaintes) si les instruments nationaux se sont avérés insuffisants.

Il s’agit d’adopter une approche cohérente dans l’élaboration d’une nouvelle génération de lois qui sachent répondre aux impératifs dictées par une société en rapide mutation, et dont le droit des femmes sont un aspect majeur et fondamental ; mais également leur harmonisation avec les engagements du Maroc en matière de traités et de recommandations émises par les mécanismes internationaux (comité CEDAW, celui relatif au Pacte international des droits civil et politique…).

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