Tribune. De quoi avons-nous peur?

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Lahcen Haddad. DR.

La peur est ce qu’il y a de plus humain! Nous la vivons chaque jour. Nous avons peur de nous trouver sans toit, sans argent, sans sécurité, sans la compagnie de celles et ceux qui nous sont chers… “Humaine, trop humaine la peur”, aurait pu dire un Nietzsche!

Mais le même Nietzsche tenait en dérision la moralité bourgeoise basée sur une éthique de profit, de peur, de mesquinerie, de “bourg”, confinée à une complaisance d’être derrière les rideaux des demeures sécurisées et bien gardées. L’héroïsme légendaire des titans de l’Histoire, des chevaliers de la cour, des guerriers qui défiaient la mort, de ces figures plus grandes que le temps (tels Alexandre, César, Kahlid Ibn El Walid, de Gaulle, Churchill, Ghandi, Martin Luther King, Mandela et d’autres), fait ressortir une autre moralité, en phase avec le devenir des peuples et le destin de l’humanité. La moralité qui défie la peur.

Dans son «Essai sur la peur», Michel de Montaigne dit ne pas savoir «par quels ressorts la peur agit en nous ; mais tant il y a que c’est une étrange passion : et disent les médecins qu’ils n’en est aucune qui emporte plutôt notre jugement hors de sa duc assiette.» La peur parasite le jugement; elle le pollue; elle lui donne une dimension subjective.

Mais peut-être on est tous devenus bourgeois du point de vue moral! Soit on est bourgeois, au sens Nietzschéen du terme, soit on aspire à l’être. La peur fait partie de notre psychologie, de notre culture, de notre confort «bourgeois.»

Stéphanie Vermot dans “Avoir peur” dit que «bien qu’elle soit inhérente à la condition humaine, l’émotion de la peur est toujours vécue de façon négative, comme quelque chose dont on a honte et que l’on voudrait cacher. Pourtant, la peur est avant tout un signal d’alarme et permet souvent de ne pas se jeter tête baissée dans le danger. Alors n’a-t-on pas malgré tout, raison d’avoir peur ? Voire même, dans certaines situations, besoin d’avoir peur?»

Les Marocains ont-ils raison d’avoir peur? Est-ce peut être in signe de santé? De prudence?

Mais de quoi ont peur les marocains? Pourquoi a-t-on l’impression de tourner en rond depuis des décennies? Pourquoi n’a-t-on pas le courage d’affronter l’avenir avec détermination en tant que peuple?

Est-ce une peur ou plusieurs? Ce sont des peurs en une seule! La peur dans la peur. Des peurs qui engendrent d’autres!

La peur de l’avenir. Les Marocains sont loin d’être chronophobes! En fait, ils n’ont pas anormalement peur de l’avenir mais ils ont peur de s’y projeter, de le visionner, de le vivre! La raison étant cette obsession par le passé, ses ratages, ses malheurs! On lamente plus le passé qu’on imagine l’avenir; on imagine le passé autrement, mais pas l’avenir. La vérité selon nous réside dans un passé qui aurait pu être; on va de l’avant et on regarde souvent en arrière. Le miroir des choses qui reculent nous fascine plus que l’horizon des choses qui arrivent! Le passé est plus certain même s’il est sujet à interprétations; le futur n’est possible que parce qu’il deviendra vite un passé!

Les Marocains ont-ils peur de rêver? Un rêve marocain est-il possible? Un récit simple qui galvanise les esprits, donne la possibilité de se projeter sur une trajectoire de succès personnels, égoïstes certes, mais qui convergent vers un destin collectif, une promesse d’une nation qui se prend en charge. Oser rêver! Rêver l’impossible! Aller au-delà du vécu sordide, de cette pauvreté de l’âme célébrée ad nauseam par les lamenteurs, les passionnés du chant de la défaite, de la transe du destin, le hal en toutes ses formes, la jedba des vaincus, des subjugués, des jouisseurs de la misère.

Avons-nous peur de la différence, de ces femmes qui se libèrent, de ces jeunes qui critiquent, de ces baroudeurs qui insistent d’être «cacophones»? Ce sont des chants de sirènes que nous convoitons sans le vouloir, que nous voulons sans trahir notre désir. Nous les condamnons sur l’autel de l’arène publique et nous lisons avidement leurs propos en privé! Le double jeu! Sauver la face! Se cacher derrière les murs de la conformité! Vivons cachés, vivons heureux! Bourgeois malgré nous!

La culture, la marocanité en péril permanent! Cette identité frêle, à la merci des voix sirènes et des comportements compromets! Un arsenal ancré dans l’histoire, les langues, les récits, les comportements! Millénaire, voire, mythique, mais paradoxalement éphémère, évanescent…au moins c’est ce qu’on imagine! L’imaginaire nourrit la peur! La peur du changement! La culture comme pureté ethnographique! Une perfection immaculée, intouchable! L’origine dans sa forme la plus limpide! Une blancheur à sauvegarder, à chérir! A protéger des voix sirènes, des chants dissidents, des paroles qui dérangent la quiétude bourgeoise!

C’est en fait une peur de nous-mêmes! De ce dont nous sommes capables! De ce génie marocain qui somnole! Nous hésitons à frotter la lampe de peur que le génie ne nous surprenne. Le génie qui se cache dans la lampe! Le génie qui attend un moment, un frottement, une étincelle. Il faut juste le vouloir! Entre vouloir et pouvoir réside notre hésitation! Notre peur de l’Histoire! L’Histoire qui s’écrit là devant nous, qui raconte notre demain.

Hegel disait que « ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol ». Minerve cette déesse de la sagesse, symbolisée par la chouette, ne vient qu’au crépuscule! Mais ce n’’est pas tard. Ce n’est pas plus mal. Le recul du retard nous rend sages malgré nous! Bourgeois malgré nous! Sages malgré nous! C’est avec le recul de Minerve, l’envol de la chouette au crépuscule, le regard tardif du philosophe que nous pourrions affronter le destin de l’Histoire! Notre Histoire! Celle que nous écrivons de nos propres mains, qui tremblent, de peur de ne pas pouvoir se libérer de la peur.

Lahcen Haddad, ancien ministre du Tourisme, auteur de plusieurs ouvrages sur la géopolitique internationale.

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