Pourquoi nous sommes incapables de quitter Facebook : le regard d'un psy

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Bien que le scandale de la fuite massive de données ait inquiété l’opinion, rares sont encore les personnes qui décident vraiment de quitter le réseau social. Le psychanalyste Michael Stora dévoile les raisons de notre addiction à Facebook.
Michaël Stora est psychologue et psychanalyste, spécialiste des addictions liées au monde numérique. Il a cofondé en 2000 l’OMNSH, l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines. Il s’apprête à publier une édition actualisée d’un de ses ouvrages, Et si les écrans nous soignaient? Psychanalyse des jeux vidéo et autres plaisirs digitaux (éd. Erès, 2018).
FIGAROVOX.- Facebook est en ce moment au cœur d’une crise sans précédent, au point que Mark Zuckerberg a été auditionné mardi par le sénat américain pour annoncer un changement de «philosophie». Quelle est la philosophie de Facebook?
 Michaël STORA.- Je trouve que le terme est tout de même un peu exagéré: on ne peut pas vraiment parler de philosophie, mais plutôt de l’ADN de l’entreprise Facebook. Ce qui est sûr, c’est que Mark Zuckerberg n’avait pas d’abord pesé les enjeux éthiques de responsabilité citoyenne à laquelle son entreprise est tenue. C’est ce changement-là qu’il est certainement en train d’opérer, et en ce sens, il rompt en effet avec la logique initiale de Facebook, le «what’s on your mind?»: une forme d’exhibition permanente et incontrôlée.
Je crois que Facebook, de plus en plus, se limite à cela: être un lieu de transparence à tout prix, qui crée des connexions mais qui peine de plus en plus à faire émerger une créativité. Dans mon livre Hyper connexion [coécrit avec Anne Ulpat, et publié aux éditions Larousse en 2017, NDLR], j’ai montré que cette «philosophie», bien que le terme soit impropre, est un reflet archétypique de la culture de la côte ouest des États-Unis: étaler à longueur de temps toutes les raisons qui font penser que votre vie est riche, intéressante ou même renversante. «Amazing» ! Et c’est déprimant, car en réalité Facebook ne sert qu’à nous mettre en scène, jusqu’à se créer une identité fictive car fantasmée, un «faux-soi». Il s’agit de maquiller la réalité pour ne montrer que ce qui nous met en valeur, avec cet étonnant paradoxe que nous faisons cela tout en étant tenu d’afficher notre vrai prénom, car Facebook lutte activement contre les pseudonymes. Ce n’est plus la téléréalité mais l’Internet-réalité.
Le paradoxe est encore plus grand lorsque l’on voit l’énergie qu’a déployée Facebook pour traquer les «fake news»: en réalité, tous nos profils sont une forme de gigantesque «fake news»! Et c’est ce à quoi nous tenons, d’ailleurs. Il n’y a qu’à voir, lorsque nous publions une nouvelle photo de profil, le nombre de commentaires élogieux qui pleuvent dans la minute. Cela vole au ras des pâquerettes, mais nous avons besoin d’être complimentés. Rassurés, en fait, exactement comme des enfants de trois ans.
Jugez-vous que Facebook et les réseaux sociaux ont engendré des modifications comportementales significatives? Et si c’est le cas, le déplorez-vous?
Je ne sais pas si Facebook modifie complètement notre rapport au monde ; mais en tous les cas, sur Facebook, des problèmes inédits se posent qui n’existent pas de manière aussi forte dans la vraie vie. Il y a déjà cette quasi impossibilité de se séparer vraiment de quelqu’un: je l’ai constaté lors de deuils, Facebook n’est pas toujours en mesure de faire «disparaître» une personne décédée, et c’est souvent mortifiant de voir encore apparaître le profil virtuel d’un défunt. Certains continuent même, des années après, à lui souhaiter machinalement un joyeux anniversaire. Dans une moindre mesure, cela est vrai aussi après une rupture amoureuse: alors que dans la vraie vie nous coupons souvent tous les ponts avec la personne, Facebook entretient parfois certains liens qui ne sont pas toujours agréables à se voir rappeler.
Par ailleurs, Facebook est totalement incapable d’empêcher les lynchages, ou toute autre forme de harcèlement entre pairs: il considère que c’est à nous-même de les lui signaler. Mais en réalité, même avec des «amis», nous pouvons parfois nous retrouver dans des situations de détresse inouïe face auxquelles nous sommes complètement désarmés. Cela est encore plus vrai chez les adolescents.
Enfin, je constate de manière générale que l’usage des réseaux sociaux et de Facebook en particulier nous rend de plus en plus incapables de supporter les désaccords. Une amie m’a rapporté qu’elle avait fini par quitter une terrasse de café, un jour, pour fuir une dispute avec une personne dont elle ne souhaitait plus écouter les propos. Ce comportement est le symptôme d’une tentation nouvelle: celle de faire du «ghosting», c’est-à-dire de quitter une conversation brutalement et sans autre forme d’explication. Cette attitude a d’abord été observée sur les forums sur Internet ou dans des discussions par messagerie instantanée, et elle est de plus en plus pratiquée dans la vraie vie. C’est une forme absolue de «zapping»: dès qu’une discussion nous ennuie, nous voulons la quitter comme on ferme un onglet sur Internet.
De manière générale, sommes-nous soumis aujourd’hui à une dictature de la «transparence» qui tendrait à un effacement progressif de toute vie privée?
Oui, car Facebook induit un impératif catégorique nouveau: celui d’une exhibition frénétique. En un sens, cela peut avoir du bon, au moins pour nous les Français qui sommes connus au contraire pour notre inhibition. Nous ne sommes pas particulièrement tactiles, et nous avons peut-être à gagner avec cette forme nouvelle de sociabilité! Mais seulement dans une certaine limite, car la disparition de la vie privée au profit d’une transparence systématique est au moins autant un écueil que la confidentialité absolue.
Toutefois, la transparence que Facebook nous incite à adopter n’est pas non plus très empathique: je disais à l’instant que nous ne sommes pas toujours très «tactiles», mais Facebook ne nous permet pas plus de l’être, ni aucun outil numérique en général. Car il reste toujours une distance, malgré l’illusion que nous pouvons avoir de la surpasser en nous immisçant dans la vie des autres.
Pour employer un concept important en psychanalyse, je crois que nous demandons à Facebook de nous faire vivre des «scènes primitives». Selon Freud, la scène primitive est le fait pour un enfant d’appréhender sa propre sexualité en fantasmant et en interprétant celle de ses parents, dont il se fait une représentation. Sur Facebook, nous cherchons aussi cela: entrer dans la vie des autres, une vie fantasmée dont la représentation mentale que nous avons nous sert ensuite de fondement pour comprendre la nôtre.
Seulement, ce que révèle aussi la psychanalyse est que l’enfant grandit lorsqu’avec de la maturité, il comprend qu’il doit garder une certaine intimité pour se protéger des autres et ne pas rester vulnérable. Or Mark Zuckerberg veut nous empêcher de garder cette intimité pour nous. En un sens, ce qu’il vise est donc ni plus ni moins que d’empêcher ce processus d’autonomisation. Il veut nous conserver à l’âge de l’enfance, où rien n’est dissimulé ou soustrait au regard d’autrui.
On parle aussi de la formation de «bulles» idéologiques sur les réseaux sociaux. En quoi notre environnement numérique vient modifier nos adhésions à des idées ou des prises de position?
En effet, les algorithmes de Facebook fonctionnent de manière à nous mettre en relation le plus possible avec des personnes qui partagent nos idées. Et d’ailleurs, nous résilions en priorité les personnes qui n’ont pas nos opinions. Ce faisant, nous ne sommes plus confrontés autant qu’avant à la différence et aux divergences de point de vue, comme si nous avions des œillères. Chaque information qui nous parvient, puisqu’elle passe au travers de filtres savants, vient donc essentiellement renforcer nos convictions ; et tout ce qui pourrait les ébranler, nous le réfutons d’office sans même le prendre au sérieux.
Le militantisme se nourrit de cette tyrannie de la similitude, et en ce sens, je crois que la figure du «troll» – c’est-à-dire dans le jargon d’Internet, cet importun qui vient susciter la controverse, le plus souvent sur le mode de l’humour – est bienfaisante, en ce qu’elle permet de prendre parfois un peu de recul sur nos propres opinions. Hélas, sur Facebook, nous n’aimons pas être bousculés, et les trolls se font rares…
À l’heure où les coachs en développement personnel font florès, et où se multiplient leurs sagesses de pacotille tirées des textes bouddhistes, dont le but affiché est toujours de vous faire du bien et de vous aider à surmonter votre stress, Facebook tend à devenir un vaste espace de paix et d’harmonie où toutes les pulsions sont anesthésiées. En somme, Facebook n’est plus qu’une auxiliaire de puériculture.
Le sondage proposé hier aux lecteurs du Figaro montre que presque tous (95 %) ne font pas confiance à Facebook pour protéger leurs données. Mais a-t-on malgré tout vraiment conscience de cela, lorsque l’on se retrouve devant Facebook?
Évidemment que non! On a beau le savoir, on en est très peu conscient. Et même si de nombreux articles nous expliquent que nos données sont utilisées, on ne veut pas accepter l’idée pourtant simple que sur Internet, si un service est gratuit, alors c’est que nous en sommes le produit. On se croit toujours plus libre ou plus malin.
Et puis, l’attention portée actuellement aux déboires de Facebook est encore essentiellement, je crois, un mantra de journalistes: pour l’heure, il n’y a qu’eux qui m’appellent! Et c’est important que vous vous saisissiez du sujet, que vous permettiez cette prise de conscience. Mais les gens ne s’y intéressent pas encore autant que vous. Pourtant, c’est inquiétant de voir à quel point nous sommes «profilés» de manière extrêmement précise. Tous les outils sont déjà en place pour que l’on puisse chercher, de manière très insidieuse, à nous faire changer d’opinion et à nous manipuler. Le scandale de la fuite des données dans l’affaire de l’élection présidentielle américaine nous fait entrevoir la gravité que peut avoir une utilisation malveillante de nos données. D’ailleurs, c’est très insidieux: ce ne sont pas tant nos publications sur Facebook qui révèlent nos centres d’intérêt et nos préférences, mais les «likes» que nous distribuons, parfois sans trop y réfléchir, au gré de notre navigation sur le réseau. C’est ce qu’a révélé dans une tribune au Monde le chercheur Michael Wade, qui a enquêté sur l’affaire Cambridge Analytica et la manière dont la segmentation et l’analyse des données ont été menées.
Comment expliquez-vous le peu de succès des mouvements #DeleteFacebook, qui proposent purement et simplement de supprimer son profil pour protester contre l’utilisation abusive de nos données? Sommes-nous en quelque sorte englués à Facebook, et pourquoi?
Oui, on a beau savoir que Facebook utilise abusivement nos données, on reste «accro»! Cette question de l’addiction est complexe.
Pour le jeu vidéo, on distingue quatre types de profils, qui correspondent à quatre manières différentes d’être addicts aux «MMORPG» (massively multiplayer online role-playing game, les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs) tels que World or Warcraft par exemple. Ces jeux sont ce qu’on appelle des «mondes persistants», c’est-à-dire des mondes virtuels qui ne cessent jamais d’exister. Contrairement à une partie d’échecs, où rien ne se passe sur l’échiquier si vous êtes affairé à autre chose, ces univers virtuels restent en activité lorsque vous n’êtes pas connecté. Et bien, je crois qu’il s’agit de la même chose pour Facebook, qui est donc en quelque sorte un «monde persistant» également.
Les profils d’addictions peuvent donc valoir également pour Facebook. On distingue donc:
-Le compétiteur, qui a besoin d’être meilleur que les autres. Il vient chercher sur Facebook sa dopamine, il éprouve un besoin compulsif de publier beaucoup de contenu, et espère toujours que ses publications seront meilleures que celles des autres.
-L’observateur, qui allume Facebook vingt fois par jour pour voir ce qui s’y passe, sans en attendre quoi que ce soit de précis: il est seulement à l’affût, et espère toujours le surgissement impromptu d’une bonne blague ou d’une publication intéressante.
-L’interacteur, qui est peut-être le moins addict des quatre, car lui se connecte surtout pour entrer en contact avec des personnes et avoir avec eux de vrais échanges.
-Le troll, enfin, dont j’ai dit plus haut qu’il était une espèce en voie de disparition: cet amoureux de la controverse qui aime provoquer avec humour les autres utilisateurs préfère aujourd’hui se réfugier vers d’autres plateformes numériques, comme le forum jeuxvideo.com notamment, où l’on trouve essentiellement des 18-25 ans et où prospèrent les propos les plus extrêmes.
Si nous tenons tant à Facebook et que nous avons du mal à nous en détacher, malgré la menace qu’il fait peser sur la confidentialité de nos données, c’est qu’au fond de nous-mêmes nous tenons beaucoup à ce réconfort permanent qu’il nous apporte, et qui a été encouragé par les nombreuses politiques de lutte contre les propos les plus sulfureux engagées par la modération de Facebook. C’est une vaste zone de confort, qui nous empêche de voir à quel point nos vies peuvent être incroyablement creuses et ennuyeuses. Facebook est bien souvent le remède à la solitude de notre existence.
En fin de compte, peut-on avoir un usage sain des réseaux sociaux, qui ne perturbe pas notre équilibre psychique et notre vie relationnelle?
Alors attention, comme psychanalyste, je ne donne jamais de conseils à mes patients car je considère que c’est à eux de prendre leur vie en main et de se défaire des addictions qui altèrent leur liberté. Les «bons conseils du psy», c’est une tarte à la crème que je ne me permettrai jamais de prodiguer à qui que ce soit. J’estime que tout le monde peut être en mesure de prendre conscience des pièges qui le guettent dans son existence, et c’est donc à chacun, personnellement, de se demander si l’usage qu’il fait de Facebook et des réseaux sociaux est sain et ne nuit pas à son équilibre de vie. Tout comme il faut se poser cette question vis-à-vis d’Internet en général, ou de son téléphone portable, de sa télé, de sa console de jeux, etc.
Sans faire la morale à qui que ce soit, donc, je me permets tout de même de formuler une hypothèse: je crois que nous finirons bientôt par nous lasser de Facebook. C’est déjà en partie le cas chez les Millenials, qui sont davantage sur d’autres réseaux comme Instagram et Snapchat. Car Facebook était une mine d’or ; mais comme toute mine, celle-ci finit par se tarir et n’a plus grand-chose de neuf à nous offrir. Et puis, et cela est rassurant, l’affaire Cambridge Analytica et l’audition de Mark Zuckerberg par le Congrès américain vont sans doute porter leurs fruits, et Facebook est aujourd’hui contraint de revoir à la hausse ses politiques de confidentialité et de protection des données personnelles.
 
 
 

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