Tanger. Grand théâtre Cervantès: un cadeau empoisonné ?

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A partir de l'Indépendance, le théâtre Cervantès est de plus en plus négligé pour fermer définitivement en 1962. DR

Le gouvernement espagnol, réuni vendredi 8 février en Conseil des ministres, a décidé de faire un « don irrévocable » du grand théâtre Cervantès de Tanger au Maroc. Engagement pris, ce dernier devra en contrepartie restaurer le théâtre mythique de plus de cent ans, laissé à l’abandon depuis les années 1970. Mais en a-t-il les moyens ?

Inauguré en 1913, ce théâtre a été créé par un couple espagnol originaire de Cadix, Manuel Peña Rodríguez et Esperanza Orellana. Pour rendre hommage à son épouse passionnée de théâtre, mais également pour promouvoir la culture espagnole dans une ville cosmopolite de Tanger, Peña Rodríguez y fait construire un théâtre, pensé par l’architecte espagnol Diego Jiménez Armstrong. Il est racheté par l’Espagne en 1929.

À partir de l’indépendance, le théâtre Cervantès est de plus en plus négligé, avant de fermer définitivement en 1962. Depuis 1972, la commune de Tanger le loue à l’Espagne pour un dirham symbolique sans que cette dernière n’engage des mesures d’entretien. C’est par le biais de la société civile que l’Etat ibérique a tant bien que mal attribué une petite somme d’argent à la réparation de l’étanchéité du toit et la fortification de l’édifice en 2006.

Cette somme de 200.000 euros avait été octroyée par le Directeur des Relations culturelles et scientifiques du ministère espagnol des Affaires étrangères à l’association Cervantès d’action culturelle et d’amitié hispano-marocaine, créée en 2004 dans le but d’agir en faveur de la sauvegarde de ce théâtre.

L’Espagne veut garder la main

En 2015, après de vaines négociations, l’Espagne prend la décision de léguer le grand théâtre Cervantès au Maroc, résignée à ne pas financer un établissement extraterritorial. Mais ce n’est que trois ans plus tard que l’accord est officiellement conclu entre les deux pays. Le théâtre Cervantès est désormais propriété marocaine.

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C’est un cadeau sous conditions. Le Maroc s’engage à restaurer le bâtiment dont les travaux ont été estimés par les autorités espagnoles à environ 5 millions d’euros, soit 50 millions de dirhams. Et l’Espagne se réserve un droit de regard sur la future programmation culturelle, à savoir que l’espace doit y « maintenir une composante espagnole », lit-on dans un communiqué publié par le gouvernement espagnol et rapporté par le site El Pais. Pour ce faire, la gestion de la programmation de l’espace procédera d’une commission mixte espagnole et marocaine. Cesser le combat, mais garder les honneurs.

Le Maroc aura-t-il les moyens économiques de restaurer ce bâtiment que l’Espagne elle-même n’a pas pu maintenir? Saura-t-il redonner vie à cet espace qui jadis fût un théâtre, mais par la suite une salle de cinéma et même un ring de boxe et de catch? Alors que le secteur culturel bat de l’aile au Maroc, il est de bon ton de s’interroger. Manque de financement public et absence d’un public intéressé en tête de liste des arguments avancés pour critiquer la culture au royaume chérifien.

Un théâtre pour quel projet culturel?

Dans son avis intitulé « L’économie de la culture » paru en juin 2016, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) constate « l’absence des techniques de gestion culturelle et d’animation des espaces culturels et l’inexistence de la coordination entre les institutions de formation (…) ». Le CESE reconnaît que les salles de théâtre ne sont pas assez équipées et ne bénéficient pas d’une programmation régulière. Il note également la chute du nombre de spectateurs –hormis pour le Théâtre national- pour un art considéré seulement par une élite minoritaire. L’institution regrette le manque d’éducation culturelle dans les systèmes scolaires, notamment l’absence de l’enseignement du théâtre dans les programmes.

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Hissé sur la rue Anoual (ex-Esperanza Orellana), le « Gran teatro Cervantès », chef d’œuvre Art nouveau surplombant le détroit, demeure en apnée, nostalgique des soirées d’antan qui ont vu défiler de grands noms comme le ténor italien Enrico Caruso (1919), le chanteur d’opéra Miguel Fleta ou la pétillante actrice Carmen Sevilla, également chanteuse et danseuse (années 1920/1930). Othello de Shakespeare a même été joué sur ces planches dans les années 1960, en arabe, par la troupe marocaine Al Hilal.

« Nous allons lancer une étude pour restaurer ce monument historique et préserver le patrimoine culturel », a assuré le ministre marocain de la Culture, Mohamed Laaraj auprès de nos confrères de l’AFP. D’une valeur d’investissement de plus de 7 milliards de dirhams, le projet Tanger-Métropole élaboré en 2013 vise à développer la ville de Tanger, et prévoit notamment la construction d’un autre grand théâtre…dont on n’a toujours pas vu la première pierre. Mais restons optimistes. Quant au Grand théâtre Cervantès, on raconte qu’il pourrait se reconvertir en espace pluriculturel, et de formation sur l’art du spectacle et du théâtre. C’est tout ce qu’on lui souhaite. Sinon l’édifice restera à sa place dans la longue liste des édifices en ruines, mais auréolés du prestige poussiéreux de faire partie du patrimoine.

 

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