Pour les auteurs arabes, l’attaque de Rushdie réveille de vieux démons

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Salman Rushdie
L'écrivain britannique Salman Rushdie au Havre, le 13 septembre 2016. AFP.

Il n’est pas sorti en arabe, ses rares traductions parcellaires circulent sous le manteau en milieu restreint: « Les versets sataniques » auraient pu passer inaperçus dans le monde arabe sans la fatwa iranienne contre son auteur Salman Rushdie.

Car l’appel au meurtre lancé le 14 février 1989 par l’ayatollah Rouhollah Khomeiny fait réagir les écrivains arabes, eux-mêmes régulièrement attaqués par les régimes autoritaires pour s’être opposés à eux ou par leurs concitoyens pour des écrits jugés immoraux.

Au moment de la publication du roman satirique de Salman Rushdie en 1988, le monde arabe est accaparé par la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak, qui a fait un million de morts dans les deux camps, et la première Intifada palestinienne.

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C’est en Grande-Bretagne et dans le sous-continent indien — dont Salman Rushdie est originaire — que l’ouvrage va s’attirer toutes les foudres. Là-bas, des dizaines de milliers de manifestants conspuent un livre qui « insulte » selon eux le prophète Mahomet.

Ce qui choque les lecteurs en anglais, explique à l’AFP l’écrivaine égyptienne Ahdaf Soueif, qui vivait à l’époque en Grande-Bretagne, c’est « le vocabulaire trivial utilisé pour décrire le prophète, radicalement à l’opposé du ton révérencieux habituel ».

– « Droit de vivre » –

Dans le monde arabe en revanche, personne ne parle du roman. Al-Azhar, la plus haute autorité religieuse de l’islam sunnite basée en Egypte, interdit dans ce pays le livre au titre visiblement provocateur. En réalité, l’idée de versets inspirés par Satan n’est pas inconnue des docteurs en religion qui les ont vu passer durant leurs études de théologie.

Certains événements évoqués dans le roman « sont rapportés dans plusieurs des plus anciennes biographies du prophète », ajoute Soueif.

Mais ce qui va finalement attirer l’attention du monde arabe, c’est la fatwa de Khomeiny. Dès lors, l’affaire n’est plus seulement une question d’avis littéraire ou de sentiment religieux, elle est aussi politique, et quelques jours plus tard, une quarantaine d’intellectuels publient depuis Damas une lettre ouverte intitulée « Défendre le droit de vivre de l’écrivain ».

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« Nous ne sommes pas là pour défendre le livre mais son auteur, son droit de vivre et aussi son droit d’écrire », affirment les signataires, dénonçant autodafés et condamnations, parfois à mort, de penseurs depuis le Moyen-Age.

L’un d’eux, l’écrivain libanais Fawwaz Traboulsi, l’a redit dimanche sur Facebook: « ce qu’il a écrit dans son roman ne peut en aucun cas justifier une fatwa faisant de son meurtre un devoir religieux ».

– Sur les réseaux sociaux –

En 1993 déjà, alors que des islamistes radicaux assassinaient des penseurs en Algérie, comme Tahar Djaout, ou en Egypte, comme Farag Foda, des figures de la littérature arabe avaient répondu par la plume, comme les Palestiniens Edward Saïd et Mahmoud Darwich, le Libanais Amin Maalouf ou l’Algérien Mohammed Arkoun.

« A une idée, on ne peut opposer qu’une idée », s’insurge alors l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, qui survivra à une tentative d’assassinat perpétrée en 1994 par deux islamistes qui avoueront à leur procès n’avoir jamais lu ses livres.

Comme un écho, samedi, alors que le monde entier avait les yeux rivés sur une scène de l’Etat de New-York où un jeune poignardait Salman Rushdie, l’auteur égyptien Ezzedine Fishere tweetait: « C’est la tentative d’assassinat de Naguib Mahfouz qui recommence! ».

L'homme sur scène avec Salman Rushdie durant l'attaque a d'abord cru à « une mauvaise blague »

Car aujourd’hui, c’est bien sur les réseaux sociaux que circulent l’information et les objets culturels, note l’intellectuel égyptien Sayed Mahmoud, tout comme les fatwas en ligne.

Après les « révolutions » arabes de 2011, qui ont vu des dictateurs tomber, des islamistes arriver au pouvoir et maintenant leur mise à l’écart pour un retour à l’autoritarisme par des dirigeants se présentant comme laïques, « c’est beaucoup plus difficile pour un représentant de l’islam politique de trouver une plateforme pour soutenir l’attaque contre Rushdie », dit-il à l’AFP.

Malgré tout, au lendemain de l’attaque de Rushdie, le journaliste libanais Redouane Aquil se prononçait « pour l’application de la fatwa » tout en affirmant « ne pas cautionner une tentative d’assassinat ». Et d’ajouter: « si on insultait le Christ, je dirais pareil » car « il y a des limites et des tabous ».

Quant aux « Versets sataniques », eux, ils sont désormais disponibles en arabe, mais sur des groupes Facebook privés ou via des liens en ligne, loin des regards.

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