Interview. Gilbert Sinoué: « Il faudrait écrire 200 livres sur le Maroc »

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gilbert sinoue
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De passage au Maroc, l’écrivain égypto-français Gilbert Sinoué présente son dernier roman historique autour du personnage de Moulay Ismail. C’est la première fois que l’auteur écrit sur le royaume chérifien. 

« J’ai beaucoup écrit sur le Moyen-Orient, mais sur le Maghreb, jamais ». Après Avicenne, Averroès, Akhénaton ou encore Jésus, c’est au tour de Moulay Ismaïl ben Chérif, sultan du Maroc entre 1672 et 1727, d’inspirer Gilbert Sinoué. Son genre de prédilection? Le roman historique. Sa grande passion? Transmettre de manière facile des thèmes compliqués. Et l’histoire du Maroc est pour le moins complexe, entre dynasties successives et conflits intertribaux. « Pour un romancier, c’est du pain béni », se réjouit l’auteur, en tournée au Maroc pour la promotion de ce nouveau roman intitulé « L’île du couchant ». Très étonné et ému d’avoir autant de lecteurs au Maroc, Gilbert Sinoué ne connaissait le pays « qu’en touriste imbécile » avant de se plonger dans son Histoire qui pourrait bien lui souffler d’autres thèmes pour ses prochaines oeuvres. Interview.

1. Dans beaucoup d’interviews, vous expliquez que ce n’est pas vous qui choisissez vos personnages mais les personnages qui viennent vous chercher. Comment le Maroc est-il venu vous chercher? Et par extension, comment Moulay Ismail est-il venu vous chercher?

Gilbert Sinoué: Je suis souvent venu dans ce pays d’abord en tant que touriste puis pour rencontrer des lycéens et étudiants. Au fil de mes déplacements, j’ai interrogé des Marocains, professeurs et historiens. Je ne connaissais rien de l’Histoire du Maroc. Pour moi, elle s’était arrêtée à Hassan II en quelque sorte. En écoutant toutes ces personnes me parler, me donner des bribes d’informations ici et là, comme je suis extrêmement curieux et qu’il ne faut surtout pas me mettre l’eau à la bouche, j’ai commencé à fouiller, me documenter, et quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai découvert dans ce pays que j’avais un sujet romanesque inépuisable. Il faudrait écrire 200 livres sur le Maroc.

Pourquoi Moulay Ismaïl? Car il est incontournable. On l’a comparé à Louis XIV, c’est indiscutablement le « Louis XIV marocain ». C’est le plus long règne (un demi siècle), et c’est l’homme qui a tenté l’impossible, c’est-à-dire unifier ce pays difficile à gérer, qui fut très indiscipliné. Il a tenté l’impossible aussi puisqu’il a essayé d’obtenir l’indépendance à l’égard des occupants espagnol, anglais, portugais… C’est une vie de lutte, donc il était incontournable, mais je ne voulais pas faire de biographie de Moulay Ismail; pour moi il est un prétexte.

2. Quelle est la part de fictif mêlée aux éléments authentiques? Quel est l’apport du romancier dans cette œuvre? 

G.S.: J’en arrive au point où je suis capable de vous répondre « je ne sais plus ». Je crois que tout est très imbriqué. Je serais incapable de vous dire quel est le dosage de romanesque et d’Histoire, ça arrive vraiment à s’entrelacer, s’entremêler. Pour vous répondre de manière cartésienne, tous les grands événements, personnages, lieux batailles historiques, les chroniques berbères, tout ça c’est la part de l’histoire. Mes personnages à moi, c’est Giordano, Fatima, Maimoran, qui a existé mais à qui j’ai fait joué un rôle un peu différent. Je m’amuse à me déplacer parmi ces gens-la.

3. Moulay Ismail a toujours été dépeint par les Occidentaux comme un dirigeant cruel. Ont-ils grossi le trait ou partagez-vous cette description?

Ce ne fut certainement pas un tendre mais il y a eu énormément d’exagérations puisque toutes les descriptions sont faites par des étrangers, des prisonniers du sultan comme Germain Moüette par exemple. De retour en France, ce dernier se défoule en écrivant un bouquin qui va raconter les pires atrocités, car c’est ce qui intéresse les lecteurs. Le bonheur n’intéresse personne. Ainsi, je pense que les descriptions faites de Moulay Ismaïl ont été terriblement exagérées. Il n’est pas différent de la cruauté de la plupart des dirigeants de cette époque dans le monde. Je ne citerais que Napoléon qui a fait tuer plus de 300.000 personnes dans la campagne de Russie par exemple, ou encore qui a fait assassiner le duc d’Enghien, sans procès. Aux XVIIe, XVIIIe siècles, on n’est pas encore dans les revendications de droits humains, donc il n’est pas différent des grands princes de cette époque.

4. En quoi c’était important pour vous d’insérer des « chroniques berbères » dans votre récit sur l’histoire de Moulay Ismail?

C’est comme si je voulais raconter l’Histoire de France en évitant les Gaulois. Les Berbères sont les premiers habitants de cette région, ils avaient leurs traditions, leur royaume, leur langue, ils existaient bien avant que les Arabes ne débarquent. Vous ne pouvez pas raconter l’histoire du Maroc en gommant l’histoire des Berbères. Elle m’a parue incontournable. C’est pour ça que j’ai tenu à l’évoquer.

5. Doit-on s’attendre à une trilogie pour cette œuvre consacrée au Maroc? Présentez les deux prochains opus et les grandes figures qui y seront représentées.

Pour l’instant, il est prévu un deuxième tome. Cette histoire se déroulera sûrement en diptyque. Le deuxième tome s’arrêtera en 1912 au moment du Protectorat. Il y aura des nouveaux personnages, des descendants de Giordano sûrement, et des autres personnages de fiction qui ont parsemé le premier tome. Au niveau des figures historiques, je ne sais pas encore sur quel sultan je vais m’appuyer, je suis en train de travailler dessus. C’est encore à l’état de construction.

6. Que pensez-vous de la reprise des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël?

Elles étaient inévitables. Tôt ou tard, cela devait survenir. Il ne sert plus à rien de rester dans un état latent de guerre alors qu’il n’y a pas de guerre entre le Maroc et Israël, alors que le problème palestinien a été résolu. Quand je dis résolu, ça veut dire que hélas, il n’y a plus de problème palestinien, parce qu’il n’y aura plus jamais d’Etat palestinien. A quoi sert d’entrer en conflit dans une bataille perdue? A moins d’être totalement utopique ou extraterrestre, il n’y aura plus jamais d’Etat palestinien. Donc à quoi ça sert de rester fâchés? On se fâche quand on a une solution.

7. Voyez-vous des similitudes entre l’histoire du Maroc et celle de l’Egypte?

Non, pas vraiment, parce que l’histoire de l’Egypte est très linéaire alors que celle du Maroc est en zigzag, en rebondissements constants, en changement constant de dynastie avec des conflits intérieurs. En Egypte, il y a eu une seule dynastie qui a régné de manière linéaire et sans aucun bouleversement jusqu’en 1952, au moment où la monarchie est abattue par la république. Là oui probablement, en tout cas jusqu’en 1956-1960, l’Egypte était multiconfessionnelle puisque juifs, musulmans et chrétiens vivaient parfaitement en harmonie, un peu comme au Maroc.

8. Regrettez vous la monarchie en Egypte?

Non parce que celle que j’ai connu moi, c’est-à-dire le dernier roi Farouk était malheureusement une caricature de monarchie. Le roi ne régnait pas, il était entièrement manipulé par les Anglais donc je n’ai aucun regret.

9. Comment se portent l’art et la littérature égyptienne depuis le Printemps arabe?

Je n’ai pas beaucoup d’informations sur le sujet. Je sais seulement que ce n’est pas facile pour les créateurs en Egypte en ce moment, pour les écrivains, les metteurs en scène, les auteurs de pièces de théâtre… Je sais que ces gens souffrent terriblement et qu’il y a une oppression de l’art en Egypte qui n’est pas acceptable. L’écrivain Alaa al-Aswany figure parmi ceux qui ont du mal à s’exprimer en Egypte et qui sont très mal vus par le gouvernement.

>> Gilbert Sinoué, « L’île du couchant », Gallimard, 2021, 304 pages, 150 DH.

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