Pourquoi Game of Thrones est bel et bien l’œuvre d’art du XXIe siècle

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Game of Thrones est de retour cet été ! Phénomène de société omniprésent, les séries télévisées rencontrent un immense succès auprès des nouvelles générations. Pour le spécialiste des séries Vincent Colonna, il faut les considérer comme l’une des principales puissances culturelles et artistiques de notre époque.

Les séries télé semblent devenues l’art du XXIe siècle (de la même manière qu’on pouvait dire que le cinéma était l’art du XXe). En quoi est-ce un «art»? Quels sont les ressorts de son succès?

Vincent COLONNA.- Effectivement, dans la décennie 1990, une véritable révolution esthétique a eu lieu dans le médium télévisuel: des séries télé d’une très grande qualité scénaristique et visuelle apparaissent (SopranoOzSex and the City, Twin peaks, etc), des séries qui n’ont plus rien à voir avec le spectacle familial qu’était la fiction télé auparavant. On peut parler d’un nouvel âge de la série ou d’une mutation car toutes ces séries disposaient d’un médium et de techniques spécifiques, avec des auteurs ambitieux, soucieux de créer des histoires filmées qui atteignent la beauté et à la profondeur des plus grands films. Ces œuvres ont rencontré leur public: abonnés de chaînes câblées ou thématiques, générations de téléspectateurs ayant grandi avec la télévision et l’ordinateur, connaissant toutes les ficelles des histoires traditionnelles, avides de récits plus compliqués et plus denses.

La grande originalité de cette nouvelle forme artistique était de proposer des histoires à suivre, avec le retour des personnages. La fiction y a gagné une nouvelle temporalité, plus subtile. Remarquez qu’il s’est passé un phénomène similaire dans le cinéma: apparu en 1895, il a fallu attendre les années 1930 pour que le film de qualité devienne une banalité. Avant cette date, les bons films étaient des exceptions ; la grande majorité était des produits fabriqués à la chaîne et qui n’avaient pas d’autre idéal que d’être un divertissement.

Les séries sont fondées sur l’addiction. En cela ne sont-elles pas une forme d’art tout à fait adaptée à nos sociétés de consommation capitalistes?

Bien sûr, l’histoire cyclique, l’histoire à suivre, fidélise le public, ce qui est un avantage incomparable pour les opérateurs télévisuels, condamnés à la course au profit.

Mais le capitalisme n’a pas inventé l’histoire cyclique, ce mode narratif était déjà celui d’Homère et des poètes épiques dans l’Antiquité gréco-romaine, celui des Mille et une Nuits dans le monde asiatique et musulman (dans les cafés du Caire, au XIX° siècle, on entendait encore des conteurs racontant des épisodes à suivre du héros légendaire Baybars ou de Sindbad le marin), celui des troubadours aussi. Il y a là une réalité anthropologique bien plus fondamentale, bien plus ancienne, que le capitalisme et la civilisation des loisirs. L’énorme avantage de la série télé, des fictions qui jouent sur le retour et l’évolution des personnages, c’est de multiplier les liens sous-jacents dans la fiction, d’introduire des rapports nouveaux entre les êtres et les situations, pour souligner la contingence des choses. Le film engendre un destin inamovible, la série de la contingence. Proust a bien analysé ce point à propos de Balzac et de sa Comédie humaine. Il faudrait un volume pour l’expliquer clairement, je renvoie les amateurs aux pages concernées dans Contre Sainte-Beuve.

Qu’est-ce qui distingue la série contemporaine (GOT, House of cards, Breaking Bad, Dexter, etc..) de la série des débuts de la télé (La petite maison dans la prairie, Ma sorcière bien aimée, etc…)?

Dans la série contemporaine, il faut distinguer la série populaire (comme Campingsur TF1) et la série d’auteur (comme Le bureau des légendes de Canal +). La série populaire ou grand public ne diffère pas fondamentalement de celle des débuts, elle est familiale, se finit bien et manifeste une grande moralité ; c’est grosso modo le type de série diffusé par les grandes chaînes comme TF1, F2, F3 ou M6 (avec des exceptions, comme Un village français). La série d’auteur, quant à elle, est diffusée sur les petites chaînes (Arte, Canal+, etc…) et manifeste des traits qui sont caractéristiques des œuvres d’art, des plus beaux tableaux ou des meilleurs films: la densité sémantique et la densité syntaxique, la saturation de ses éléments, l’exemplification métaphorique, la référence multiple et complexe. Je sais, c’est un peu technique, mais il faut retenir que les œuvres d’art ont un fonctionnement sémiotique particulier, qui n’est pas celui des purs divertissements.

Les signes artistiques agissent autrement, ils sont plus riches et plus compliqués, provoquent en nous plus d’échos affectifs et intellectuels que les signes simplement divertissants ou informatifs. C’est pour cette raison que les grandes séries d’auteur sont inépuisables, comme le Quichotte de Cervantès, un tableau de Cézanne ou un chant grégorien. Excusez cette immodestie, mais le public doit le savoir: il assiste à la naissance d’une nouvelle forme artistique, ce n’est pas donné à toutes les époques. La formule que vous employez, qui fait de la série télé «l’art du XXI° siècle», n’est pas une exagération de journaliste, elle doit être prise à la lettre. L’immoralité tendancielle de la série actuelle est liée, pour une part, à cette amélioration artistique. Plus les séries augmentent leur puissance esthétique, plus elles se détachent de la moralité, flirtent avec l’immoralité, c’est un phénomène constant à partir du milieu du XIX° siècle. Mais ce point n’est pas fondamental car il est facile de répliquer que pendant des siècles et des siècles, l’art a été majoritairement moral, orienté vers le bien.

Dans le tome 2 de L’art des séries vous évoquez la ferveur du public pour des fictions immorales, mettant en scène des individus, qui, loin d’être des personnages édifiants, assument une part de perversion (on songe à Breaking Bad, House of Card ou Game of Thrones). D’où vient selon vous cette fascination pour le mal?

Bien sûr, quand on jette un regard global sur les séries actuelles, ce qui frappe par rapport au passé télévisuel, c’est leur attrait pour le maléfique et le démoniaque. Parce qu’on a tendance à se focaliser sur ce qui dépasse, sur le fait plus saillant, l’acte le plus odieux. Mais sans doute, que l’effet produit sur le public est plus subtil, plus nuancé, davantage une résultante qu’un élément isolé.

En réalité, pendant longtemps, les séries étaient morales parce qu’elles prenaient le parti de la société contre l’individu, de la norme contre le désir disruptif. Ce qui frappe avec les séries d’auteur, c’est qu’elles prennent le parti de l’individu contre le groupe ; comme si elles invitaient les gens à faire davantage attention à eux-mêmes. Pour saisir ce qui se passe, il faut comprendre (c’est une idée de Bergson) que la société secrète des histoires pour permettre aux personnes de mieux vivre, individuellement et collectivement. Or à quoi assiste-t-on depuis quelques décennies, partout en Occident? Au retrait généralisé et systématique de l’État! Les institutions sont beaucoup moins capables de faire fonctionner l’ascenseur social et de protéger de façon égale tous les citoyens, sur le plan de la retraite, de la santé et même de la sécurité. Ma thèse est que les séries apprennent aux nouvelles générations, à travers des récits qui fonctionnent comme des fables, à se prendre davantage en main, à moins faire confiance à l’État pour les protéger et assurer leur bien-être.

La série Game of Thrones met énormément en avant les femmes. D’ailleurs on pourrait presque dire que tous les personnages positifs sont féminins, les personnages masculins étant tous diminués (proportion élevée d’eunuques, manchots, nains, paralytique, gros, etc…). Que vous inspire cette représentation des rôles féminins et masculins dans cette série?

Comme je l’évoquais plus haut, la fiction soumet à un traitement symbolique les caractéristiques sociales. Or en Occident, après avoir été longtemps considéré comme un état mineur, le genre féminin est progressivement en train de trouver un rapport d’égalité et de complémentarité avec le masculin. La fiction télé accélère ce processus, en mettant en scène de formidables héroïnes, volontaires, pénétrantes, politiques, parfois des combattantes hors pair, qui renouvellent les types de personnages féminins. Il y a deux figures de reine antithétiques dans Game of Thrones qui s’acheminent vers leur dernière bataille, quelque chose comme Éléonore d’Aquitaine face à Marie de Médicis ; un choc titanesque! C’est tout bénéfice sur le plan artistique car comme le notait Georges Polti, et avant lui Goethe, il y avait un large déficit dans l’art de la narration: la femme était majoritairement soit une épouse fidèle (Pénélope), soit une amante (Hélène). La typologie des personnages féminins était beaucoup plus pauvre que celle des protagonistes masculins.

Game of Thrones a d’ailleurs pour particularité de ne mettre en avant quasiment aucune histoire d’amour (à part le couple Stark au début). C’est d’ailleurs le cas dans nombre de séries à succès (Le couple de House of Cards par exemple, fondé sur une complicité du pouvoir qui donne une image assez disgracieuse de l’union conjugale). L’amour, le coup de foudre, qui était un thème de prédilection du roman ou du cinéma, est-il un thème secondaire dans les séries?

Vous connaissez la formule qui ouvre Anna Karénine de Tolstoï: «Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière». Il y a un grand risque de fadeur à figurer un amour réussi, les amours tragiques sont beaucoup plus favorables à l’intérêt narratif. Les amours tragiques pullulent dans Game of thrones, à commencer par la relation incestueuse de la Reine régente Cersei avec son frère Jaime ; au sein de la famille Lannister, il faut ajouter l’amour que portait le nain royal Tyrion à la prostituée Shae, qu’il tuera avec son père. Il faudrait également citer les amoureux transis ou comblés ( Ser Jorah Mormont, Daario Naharis) de la reine des dragons Daenerys Targaryen , le couple très beau de Ver Gris et de Missandei, un capitaine des immaculés lié la servante de la reine. Les lignes sentimentales ne manquent donc pas dans Game of thrones, mais elles ont tendance à passer au second plan dans notre perception, du fait de la richesse des événements et des personnages. J’en dirai autant de la plupart des séries: sans cette présence diffuse de l’amour, leur violence et leur âpreté seraient insoutenables. Même dans House of cards, dans la saison 1, c’est un véritable amour qui réunit le couple ; c’est la fonction présidentielle qui va dégrader leurs sentiments, exciter leur ressentiment.

La série Game of Thrones met en scène une extrême violence: viols, scènes de tortures, batailles, mutilations … Comment expliquer que nos sociétés libérales qui n’ont jamais été aussi pacifiées soient autant passionnées par le meurtre et la violence? Est-ce une sorte de catharsis?

Chaque genre véhicule avec lui un quotient de violence qui lui est propre, qui correspond à sa thématique et à son public. La fantasy, qui comprend une composante épique (et donc militaire) importante, recèle une extrême violence. C’est qu’à l’origine le genre est plutôt adolescent, un âge où l’on a besoin d’extirper une énergie surabondante, et d’expérimenter les limites. En traitant abondamment du pouvoir politique, Game of thrones a su inventer une fantasy pour adultes, mais elle a conservé la violence initiale du genre pour garder les adolescents. En revanche, si vous prenez une série comme A la Maison blanche ou Le baron noir, qui sont des séries politiques dans des régimes démocratiques, vous verrez que la violence physique est totalement absente. Maintenant il est vrai que les télévisions thématiques font fi de la bienséance qui interdit la représentation de la torture et du meurtre sur les grandes chaînes généralistes.

Il semble que la série soit devenue le refuge de la fiction, qui a déserté la littérature qui se contente de décrire platement le réel ou se complaît dans l’autofiction. Comment expliquez-vous ce déplacement? La série a-t-elle remplacé le roman?

Je crois en effet que la sériphélie ambiante est plus qu’une mode ou une aubaine économique ; c’est le symptôme d’un changement de paradigme, d’un renouvellement du cadre intellectuel de l’Occident. Il signifie le grand retour de la narration dans la culture, alors qu’elle était désavouée par les avant-gardes artistiques depuis les années 1950 (le pamphlet Story-telling étant comme le chant du cygne de ce désaveu). La narration introduit une brèche dans le clivage culture haute et culture basse, car quantité de séries sont «déchiffrables» à des niveaux de lecture différents. Prenez Game of thrones: un ado peut y trouver son compte, tout comme un universitaire tant les allusions à la civilisation médiévale sont nombreuses. La série est à mettre sur le même plan que la prise de pouvoir des sciences cognitives, qui remettent les états mentaux au centre des sciences humaines ; ou la domination de l’ordre numérique dans nos existences.

La sériphilie pointe vers une nouvelle configuration mentale qui est difficile à décrire car elle est train de se constituer, de se fabriquer ; une configuration qui donnera, j’en suis certain, un nouveau souffle à la littérature. Car les conditions de production à la télévision sont telles que la série aura toujours besoin de la littérature romanesque pour créer des histoires. Le romancier bénéficie d’une liberté de pensée et de temps que n’aura jamais le scénariste ; cela explique pourquoi derrière la plupart des séries qui ont marqué la mémoire collective, vous trouverez une œuvre romanesque: de Dexter à House of cards. Rappelons à ce propos que Game of Thrones est d’abord un grand cycle romanesque de fantasy, avant d’être une série télé. Il s’agit de l’adaptation du Trône de fer (A Song of Ice and Fire), une suite de romans écrits par George R. R. Martin depuis 1996. Au reste, pour l’anecdote, il faut savoir que R. R. Martin a reconnu s’être inspiré de la saga des Rois maudits du romancier Maurice Druon pour composer son incroyable massif romanesque. Il est assez savoureux que ce soit un auteur français oublié et gaulliste (Maurice Druon) qui ait inspiré la série américaine à la pointe de la modernité postindustrielle. La littérature n’a donc rien à craindre si elle sait être inventive, et ne pas tout miser sur la forme, comme on l’a trop longtemps fait en France.

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