Bonnes feuilles. « Maroc, où vas-tu? », le carnet de voyage dans les taxis de Nihed El Baroudi

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"Maroc, où vas-tu?", Nihed El Baroudi, Edition L'Harmattan, Paris, 2020, 132 pages, 200 DH. DR

« Maroc, où vas-tu? » est le premier livre de Nihed El Baroudi, juriste franco-marocaine vivant à Paris. Après deux années passées à Casablanca, l’auteur a consigné à la manière d’un carnet de voyage plusieurs conversations avec des chauffeurs de taxis (et certains passagers), « très lucides sur la société marocaine » et aux « avis très précieux ». Morceaux choisis.

 

« On s’en fiche de la démocratie »

 » (…) Tu sais ma fille, la décolonisation, ce n’est qu’un morceau de papier. Enfin ça, c’est juste un avis, le mien. Si tu interroges des bourgeois marocains, ces individus qui ne connaissent pas la galère des fins de mois, ces individus qui vivent dans un autre Maroc, ils te diront: «Mais le Maroc n’a jamais été colonisé!!» Et bien sûr, ils tiendront ces propos avec une grande agressivité pour clore le débat. Et leur donner raison, comme toujours. Mais moi, ma fille, je représente le vrai Maroc. Ce Maroc qui se bat tous les jours juste pour vivre et qui s’endort en sachant que demain est la continuité d’aujourd’hui, qu’il faudra continuer à se battre mais qui n’oublie jamais de dire hamdoullah au réveil. Ces bourgeois ne représentent que 10 à 20% du Maroc mais on entend parler d’eux tous les jours et c’est eux qui dictent nos lois. Ce sont eux qui vont te dire qu’il faut plus de démocratie au Maroc alors que nous, on veut juste plus de pouvoir d’achat. On s’en fiche de la démocratie. En plus, ce n’est même pas arabe. C’est quelque chose qu’on va importer. Il faut construire, bâtir la démocratie de nos propres mains, ma fille. Il faut désirer la démocratie. Et quand est-ce qu’on désire la démocratie? Quand on n’a plus faim. Une fois que tu es rassasié, tu peux te permettre de penser au pouvoir, à organiser le pouvoir. Mais pas avant! Mais ça, ma fille, ils ne peuvent pas le comprendre car ils sont rassasiés. Et quand tu leur expliques, ils te coupent la parole et disent que tu es soumis au pouvoir actuel et que tu n’es pas éduqué. Eux, par contre, ils sont très bien éduqués. Ils ont étudié dans des établissements français qu’ils ont payés une fortune donc ils sont intelligents et éduqués. Nous? Non! Que Dieu nous guide. (…) »

>> Extrait de « Ma fille, la décolonisation, ce n’est qu’un papier. La colonisation existe mais sous une autre forme, plus indirecte », pages 23-24. 

 

« La femme juge avec ses sentiments »

« (…) Ah mais là je viens de déposer une femme qui abuse de sa solta. Elle voulait me faire un procès parce que je me suis arrêté un peu plus loin que sa destination. Elle m’a menacé de me traîner devant les commissariats et tribunaux. Si ça, ce n’est pas de l’abus de pouvoir, je ne sais pas ce que c’est. De toute façon, c’est de notre faute tout ça! C’est nous qui avons donné du pouvoir aux femmes alors qu’elles ne le méritent pas! D’où une femme devrait juger? Déjà, d’où elle serait en capacité de juger? Si elle juge, elle va envoyer tous les hommes en prison, c’est certain. Une femme, ce n’est pas fait pour juger, je suis désolé. Car la femme juge avec ses sentiments alors que l’homme sera toujours raisonnable, il jugera avec sa tête. Une femme ne devrait même pas mettre ses pieds dans l’espace public. C’est vraiment la fille du diable. Elle crée trop de problèmes. Elle devrait rester chez elle, s’occuper de sa famille comme elle le faisait jadis. Maintenant, c’est n’importe quoi, on se retrouve avec une femme qui juge, qui vous menace de vous traîner devant les tribunaux si vous ne la respectez pas elle et sa volonté. C’est du n’importe quoi! Et nous, qui est-ce qui nous respecte? (…) »

>> Extrait de « Une femme, ce n’est pas fait pour juger », pages 27-28.

 

« Une femme flic, c’est le progrès »

« (…) Tu vois ma fille, ça, c’est le progrès. Ça, c’est la modernité. Une femme flic. C’est vraiment ça le progrès. Je suis tellement fier. Que les femmes sortent de leur cuisine et qu’elles arrêtent de passer leurs journées à regarder Manar et d’autres séries turques ou mexicaines. Qu’elles fassent comme cette femme. Qu’elles participent au redressement de notre pays. Oui, on a besoin de femmes pour redresser ce pays et pas que des Zmagri. Tu sais, un pays c’est comme une famille. Pour qu’elle soit parfaite, il faut que les femmes soient présentes et qu’elles remplissent un rôle actif. Moi, j’en ai marre de voir des gens assimiler les femmes à la cuisine et à Choumicha. Et je n’ai rien contre Choumicha, elle est formidable même si elle propose des recettes de plats qu’un pauvre ne pourra pas se payer. Mais quand tu réfléchis bien, qui tient les rênes de la maison? C’est la femme. La mère de famille. L’homme, le père ou le frère, n’intervient que lorsqu’il y a une embrouille. L’homme, parce qu’il est fort, va mettre fin à l’embrouille par la violence. Mais bnadem écoute, fais comme la femme, au lieu de montrer que t’es fort. On le sait que t’es fort. Arrête. Bref, donc je te disais qu’une femme est le soleil d’un foyer. Bah ça devrait être la même chose au niveau national. Tu veux un Maroc puissant? Donne des responsabilités aux femmes et laisse-les briller. En les empêchant de briller et en les obligeant à s’occuper seulement de leur foyer, on perd une grosse ressource pour le pays (…). Tu sais ce qui est énervant ma fille? C’est qu’on juge un homme qui tient ce genre de propos! On va le traiter de chmata, de vendu, de traître, de soumis à sa femme. Ta femme te dirige, voilà ce qu’on m’a dit des centaines de fois, pensant m’insulter, me faire réagir. Oui, et alors? Ils oublient d’où ils viennent. Et heureusement qu’ils ne sortent pas du ventre d’un homme. Je n’imagine même pas la violence de leurs propos. Mais que Dieu nous guide! ».

>> Extrait de « Oui, on a besoin de femmes pour redresser ce pays et pas que des Zmagri », pages 31-32.

 

« L’habitude va nous tuer »

« Ça te choque ma sœur? Ça se voit que tu ne connais pas bien le Maroc encore, tu ne le connais que sur les photos. Il n’y a pas de fossé sur les photos, hein? En Europe, on peut te coller des procès si tu laisses un fossé comme ça en pleine route, non ? Nous, on est habitué à tout ça. L’habitude va nous tuer, moi je te le dis. Comme l’ignorance d’ailleurs. J’aime ce pays, c’est là où j’ai grandi mais franchement j’en ai marre, j’en peux plus de me dire que ce n’est pas grave, que c’est comme ça, qu’on est habitué. J’en ai marre comme dirait la fameuse chanteuse. Ça ne me dérange pas de payer des impôts pourvu qu’on ait de belles infrastructures. Franchement, je veux payer des impôts mais je veux que ça se voie. Je veux voir où partent mes impôts. Je veux en payer plus mais je veux des résultats encore plus beaux. Je veux des écoles de qualité où les pauvres et les riches partagent les mêmes bancs et les mêmes cours. Je veux des routes normales où on peut conduire normalement. Je veux un pays qui se développe. Je ne veux pas d’un pays qui est resté bloqué en 1957. T’as déjà pris le bus ? Je te déconseille en tout cas et je ne dis pas ça pour enrichir mes frères [taxis] mais juste les conditions sont… A’oudoubillah. Franchement, ça sert les impôts. Mais même si on en paie, qui te dit qu’ils seront utilisés pour ça et ne seront pas détournés par des gros ventres? (…) ».

>> Extrait de  » Ça ne me dérange pas de payer des impôts pourvu qu’on ait de belles infrastructures », pages 38-39.

 

« On a du mal à affirmer notre africanité »

« (…) Le Roi, que Dieu le bénisse, fait vraiment du très bon boulot en Afrique. Tu sais, ma fille, je n’ai jamais compris pourquoi son père, Feu Hassan II, se tournait vers l’Europe au détriment de l’Afrique. Je n’arrive pas à comprendre d’autant plus que les Européens font tout pour nous diviser. Regarde, on se dit Marocains, Maghrébins mais jamais Africains, comme si l’Afrique était divisée en deux sous continents alors qu’en réalité, on est à la fois Marocains et Africains, point. Avec un degré de coopération aussi faible que celui dont nous fait part l’Algérie, je ne comprends pas pourquoi on se dit Maghrébins et on a du mal à affirmer notre africanité.
Le Roi fait du bon boulot en matière de politique africaine mais nous, le peuple, on a beaucoup de défauts et on a aussi un rôle important à jouer. Parmi ces défauts, la langue. Que Dieu nous pardonne et nous guide. On critique nos frères africains, on se croit supérieurs à eux car lorsqu’on baise les pieds de l’Europe, elle nous répond plus facilement et rapidement qu’eux. On va différencier le Marocain du Subsaharien, on va le stigmatiser alors qu’on critique le borgne (Jean-Marie Le Pen, ndla) et sa fille quand ils font la même chose avec nos enfants en France. Je te disais qu’on a un rôle important à remplir. On doit se montrer irréprochable, on doit bien se comporter tel que le Prophète nous l’avait prescrit. Peut-être, qu’avec le temps, les pays africains sauront nous remercier en niant le Polisario et en reconnaissant le Maroc dans son intégralité. »

>> Extrait de « L’avenir, c’est l’Afrique et ça, notre Roi l’a très bien compris », pages 62-63.

« Le raï souffre »

« (…) Tu sais, quand je vois ce qu’est devenu le raï, j’ai mal au coeur. Aymane Serhani c’est du raï? Il est insupportable, ce sont des personnes qui tuent le raï. Ils tuent Hasni une seconde fois. Le raï, ce n’est pas juste parler en arabe. Encore faut-il des paroles. Quand tu écoutes Hasni, tu sens et tu vis ces paroles. Tu connais Aymane Serhani? Dis la vérité, est-ce que ses paroles t’inspirent quelque chose? Oui, ça ambiance mais niveau paroles c’est bidon. «Lay lay», ça ne suffit pas pour faire du raï. Le raï souffre. Et ce n’est pas Aymane Serhani qui va le guérir de cette souffrance. Y a Khaled et Mami qui s’en sortaient bien. Mais ils vieillissent… Qui va assurer la relève? Est-ce qu’on aura une relève ou est-ce qu’on va laisser Aymane et ses amis tuer le raï petit à petit? (…) ».

>> Extrait de « Le raï souffre », pages 76-77.

 

« On est propres pour les autres »

« (…) Non mais tu as raison. Tu sais que la municipalité investit beaucoup là-dedans. En plus maintenant, avec l’organisation de la COP, on investit encore plus pour renvoyer une belle image. Mais là encore, c’est toujours là même. On est propres pour les autres. On ne pourrait pas être propres juste pour nous et pas pour les autres? Tu vois, s’il n’y avait pas tous ces touristes européens, je te promets qu’on n’investirait pas autant là-dedans. Nous, on peut vivre avec la saleté, on peut même en mourir. Mais on s’en fiche de nous, on se préoccupe surtout des Européens. On ne pourrait pas être propres pour nous et pas que pour les autres? Je ne sais pas ce qu’il nous faut pour qu’on prenne soin de nous avant tout et que ce ne soit pas un effet secondaire (…) ».

>> Extrait de « On ne pourrait pas être propres pour nous et pas que pour les autres? », page 80. 

 

 

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