Nabil Mouline: «En Arabie saoudite, le prochain roi devra choisir entre sa famille et ses sujets»

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Le roi Salmane et le prince héritier Mohammed Ben Salmane, en arrière plan. Crédit: AFP.

Arrestations en série de princes saoudiens, démission surprise du Premier ministre libanais, quid des relations entre le prince Mohamed Ben Salmane et le royaume chérifien… Autant de questions en suspens que tente de nous décrypter Nabil Mouline*, chercheur au CNRS et spécialiste de l’Arabie saoudite et du wahhabisme. Interview.  

Quel impact peuvent avoir les récentes arrestations de dizaines de princes et de ministres en Arabie Saoudite sur les relations maroco-saoudiennes ?

Pour l’instant on n’en sait quasiment rien. Tout dépendra de l’évolution de la situation dans le pays. Comme vous le savez, l’Arabie saoudite est un état patrimonial, et celui qui monopolisera le pouvoir. L’Etat ce sera donc lui. Pour ce qui concerne ses relations avec les dirigeants marocains, tout dépendra de son caractère, de son agenda.

Justement, comment sont les relations entre le prince héritier Mohamed Ben Salmane, dit MBS, et la famille royale marocaine ?

Je crois qu’elles ne sont pas si fortes que cela pour l’instant, vu qu’il est encore jeune. Il n’a sans-doute pas encore eu le temps de développer ses réseaux au Maroc. Mais je crois que ces relations sont beaucoup moins importantes que celles qu’entretiennent ses cousins. C’est en tout cas rattrapable très rapidement surtout qu’il profite largement des réseaux de son père. Tout dépend de la volonté des deux parties et surtout de Mohamed Ben Salmane et des plans qu’il a en matière de politique régionale. Je crois que le Maroc n’est pas prioritaire dans la politique saoudienne, à l’exception de la guerre au Yémen et un petit peu pour le Qatar. Mais tout dépendra des agissements des diplomates marocains, et notamment en ce qui concerne la crise du Qatar

Fouad Ali El Himma et Mohammed Ben Salmane lors de la réception du roi Mohammed VI par le roi Salmane dans sa résidence à Tanger en 2015. (Capture d’écran)

Les dernières arrestations font dire à certains observateurs qu’il s’agit d’une nouvelle «nuit des longs couteaux». Le parallèle est-il judicieux ?

Il n’y a aucune analogie à faire avec le régime nazi. C’est à la fois malveillant et faux. Cela a été lancé par une opposante saoudienne, Madawi Al-Rasheed en l’occurrence. Car ce qui s’est passé ce week-end en Arabie saoudite s’est déroulé au sein d’un même régime. C’est quelque chose de différent. La «purge» de samedi dernier s’inscrit dans une longue histoire de lutte intestine au sein de la famille royale pour monopoliser le pouvoir. L’envergure de ce qui s’est déroulé a été amplifiée par les médias. Des purges comme celle-ci sont assez banales dans l’histoire saoudienne depuis le XVIIIe siècle.

En quoi les personnes arrêtées menaçaient le pouvoir du prince héritier Mohamed Ben Salmane, que l’on dit être le véritable inspirateur de la purge ?

Cette question nous renvoie à l’architecture du pouvoir en Arabie Saoudite et à son mode de succession. Depuis 1953, le mode de domination est horizontal dans ce pays. Après la disparition du roi Abdelaziz, son charisme s’est dispersé entre ses fils. Et chacun d’eux s’est taillé un fief. Et de 1953 à 2015, le roi n’était qu’un primus inter pares, c’est-à-dire le premier parmi ses pairs, ce qui veut dire qu’il ne pouvait avoir qu’une prééminence symbolique s’il n’a pas une faction, une coalition très large derrière lui pour le soutenir, c’est à dire : princes, oulémas, officiers, bureaucrates, hommes d’affaires, intellectuels, etc. La configuration du pouvoir était donc collégiale. Le principal problème qu’engendrait ce mode de gouvernement, ce sont les luttes de factions. Chaque faction essaie de thésauriser le maximum de ressources symboliques et matérielles en vue d’affaiblir l’autre.

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Le prince Al-Walid Bin Talal, un des dignitaires victimes de la purge, saluant le roi Mohammed VI lors d’une réception à Rabat en 2011. Crédit: MAP.

Par ailleurs, le mode de succession en Arabie saoudite n’est pas patrilinéaire mais adelphique. C’est la personne la plus «forte» de la famille qui monte sur le trône, quel que soit son âge et son rang. Ce qui fait que les luttes pour le pouvoir sont incessantes. Et justement, il y a une lutte entre plusieurs factions vu que la transition générationnelle a commencé depuis plusieurs années déjà entre les princes de la 3e génération (les petits-fils d’Abdelaziz). Dans un premier temps, la faction dite des Sudayri avait gagné. Mais depuis 2015, il y a eu une lutte à l’intérieur même de cette faction. Et c’est Mohamed Ben Salmane qui en est sorti vainqueur, du moins pour l’instant. Et il essaie par conséquent d’éliminer tous les autres potentiels rivaux.

L’Arabie saoudite se dirigerait-elle vers un changement de mode de succession pour adopter un mode de succession patrilinéaire ?

Tous les grands princes de la famille, et pas seulement Mohamed Ben Salmane, considèrent le mode de succession actuel et le mode de gouvernement qui en découle comme préjudiciable pour l’Arabie saoudite à plusieurs niveaux. D’abord au niveau interne. Car le mode horizontal de distribution du pouvoir, ce que j’appelle la multidomination, engendre des dysfonctionnements énormes dans le processus de prise de décision. Pour prendre une décision importante, il faut toujours avoir un consensus, ce qui bloque un certain nombre de décisions.

Ce mode de gouvernance faisait peut-être l’affaire lorsque l’Arabie saoudite était peuplée de quatre millions d’habitants. Aujourd’hui, le pays est peuplé d’une vingtaine de millions de Saoudiens (sans compter les immigrés) et s’étend sur une surface de 2 millions de km². Il faut donc répondre aux attentes économiques et sociales de la population, dont quasiment 50% a moins de 25 ans. Ce mode de succession cause également problème au niveau économique. La multidomination a un coût. Les membres de la famille royale, et notamment les chefs de faction s’accaparent une grande partie du revenu saoudien. On parle de 10 à 30% du PIB saoudien accaparé par la famille royale. Et ce que prend la famille royale n’est pas injecté dans le budget de l’Etat et ne peut pas servir à acheter la paix sociale et à reconsolider le pacte social, qui dépend essentiellement de la redistribution d’une partie de la rente pétrolière à la population. Car c’est ça le deal initial. Les Saoud monopolisent le pouvoir et la population n’a aucun droit de regard sur le processus de prise de décision tant que la famille royale leur assure un niveau de vie confortable. Vu la démographie galopante du pays et les changements quasi-coperniciens de cette société, le futur chef de l’Etat, quel qu’il soit, doit traiter un véritable dilemme: choisir entre sa famille et ses sujets.

Mohamed Ben Salmane a donc choisi ses sujets !

Il essaie de le faire en tout cas. Ce n’est pas une question de personne. Quelle que soit la personnalité du jeune prince qui va monopoliser le pouvoir, il aura ce choix à faire. Car la situation actuelle est très couteuse politiquement et économiquement.

Au niveau de la politique extérieure, la multidomination provoque des dysfonctionnements de la diplomatie saoudienne. Avant 2015, les observateurs, les chercheurs et même un certain nombre de politiciens étrangers avaient du mal à lire la politique étrangère saoudienne. On disait notamment qu’elle était contradictoire, voire dysfonctionnelle. Cela revient à une réalité très simple : l’Arabie saoudite n’avait pas une seule diplomatie, mais plusieurs diplomaties parallèles. Il y avait la diplomatie de Bandar, celle de Turki al Faysal, celle de MBS, ou encore celle Mohammed Ben Nayef. Chacun avait ses propres réseaux et ses propres intérêts. Chacun essayait de capitaliser en politique extérieure pour réinvestir son capital dans la politique intérieure et gagner la bataille de la succession. C’est pour cette raison-là que depuis 2015, on assiste à une uniformisation de la politique extérieur. On dit que cette dernière est plus directe, plus agressive. La simple raison est qu’il n y en a plus beaucoup. Il y en a une seule et c’est celle de Mohammed Ben Salmane.

Le roi Salmane et le prince héritier Mohammed Ben Salmane. Crédit: DR.

Comment expliquer la récente montée des tensions avec le Liban ?

Le Premier ministre démissionnaire Saad Hariri est considéré par les Saoudiens comme un simple pion dans un échiquier plus large, c’est-à-dire la lutte entre l’Arabie saoudite et l’Iran. On va utiliser le champ politique libanais pour créer des tensions et des rapports de force avec l’Iran. Il faut inscrire cela dans un espace un peu plus large.

La démission de Hariri a-t-elle pu être influencée par l’Arabie saoudite ?

Elle est bien entendu influencée par l’Arabie saoudite. Ne serait-ce que par le lieu où il l’a annoncé (Arabie Saoudite) et le temps (quelques heures avant l’annonce de la purge). Sa démission était une sorte de démonstration de force de l’Arabie saoudite. Cette dernière voulait montrer que, d’une part, elle pouvait contrôler un client, et d’autre part, perturber les projets de l’Iran. Même si on ne sait toujours pas quel était l’objectif à moyen terme de cet agissement.

Peut-on s’attendre à ce que Salmane abdique en faveur de son fils ?

On peut s’attendre à tout, mais cela va être très risqué pour le fils. On oublie souvent que pour l’instant, MBS profite énormément du capital symbolique du père, de la force de son caractère, de son réseau étendu, de son aura au sein de la famille royale et surtout de sa puissance juridique. Salmane est certes diminué au niveau de sa santé, mais plus son règne dure, plus Mohamed Ben Salmane a des chances de consolider son pouvoir et éliminer tous les autres rivaux. Il ne faut pas oublier que toutes les décisions qui ont récemment été prises, y compris la purge, ont été prises au nom du père.

Peut-on s’attendre à ce que les princes arrêtés soient condamnés à mort ?

De toute façon, les princes arrêtés ont déjà été condamnés à mort symboliquement. Les condamner à mort physiquement va néanmoins être très difficile, mais pas impossible. MBS a franchi le Rubicon. Il ne peut plus reculer. Le monarque de facto d’Arabie saoudite sera amené à prendre des décisions capitales à moyen terme, ce qui fera de lui soit un grand roi, soit le dernier !

 

* Chargé de recherche au CNRS à Paris, Nabil Mouline est docteur en histoire et en science politique. Fin connaisseur de l’Arabie saoudite et du wahhabisme, il a écrit plusieurs livres sur lu sujet, dont « Histoire de l’Arabie saoudite » et « Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècle) ».

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